Cours de sociolinguistique

Rapports entre sociétés et langues

La notion de "communauté linguistique" est une des plus complexe à définir. Comme le disent les auteurs de l'article "Communauté linguistique" dans Moreau, 1997 : "Si on pouvait concevoir [les communautés linguistiques] comme des communautés de langue, [elles] ne poseraient aucun problème d'identification, elles coïncideraient avec des groupements humains géographiquement et/ou socialement définis par l'usage commun d'une langue." (p. 88). Mais la "communauté linguistique", ce lieu théorique au sein duquel le rapport entre langue et société est observable, est beaucoup plus difficile à déterminer et à analyser concrètement qu'on ne pourrait le penser. Les critères de délimitation des communautés linguistiques ne sont en fait pas clairs. Est-ce que c'est le critère linguistique (tous ceux qui parlent la même "langue"), ou les critères sociaux (même groupe social, même mode de vie, pourquoi pas alors même âge, même habitat, etc. ?) qui permettraient de délimiter une communauté qui serait supposée parler la même langue ? On sait malgré tout l'influence du "groupe" sur la variété linguistique qui est pratiquée - ce qui laisse supposer que les facteurs sociaux sont sans doute dominants : mais où tracer des frontières, comment délimiter un "groupe" ou une société ? Dans un groupe humain, même de petite dimension, coexistent des variétés linguistiques, plus ou moins divergentes (on parle de variation diaphasique), qui d'ailleurs sont aussi représentées au-dehors du groupe. Si l'on fait intervenir les attitudes par rapport à la langue, elles sont difficiles à saisir, à mettre à jour selon des procédures rigoureuses. Labov propose en ce sens (op. cit., p. 338, note 40) de décrire la communauté linguistique comme "un groupe de locuteurs qui ont en commun un ensemble d'attitudes sociales envers la langue". La base d'enquêtes à entreprendre pour établir ces "attitudes" est toujours de la plus grande complexité.

D'une façon générale, une "communauté" désigne un groupe qui partage un certain nombre de valeurs. L'ambiguïté du qualificatif "linguistique" est grande : il laisse entendre qu'une telle communauté pourrait partager une même langue. C'est de fait beaucoup plus complexe que cela : une communauté peut disposer de plusieurs langues, et le sentiment à l'égard de chaque langue peut être variable ; les règles d'usage aussi bien que la connaissance plus ou moins implicite de certaines règles jouent certainement un rôle dans le sentiment d'appartenance à une même communauté - mais ce rôle n'est pas facile à déterminer.

Dans l'article "communauté linguistique" cité, Daniel Baggioni, Marie-Louise Moreau et Didier de Robillard s'interrogent sur l'assimilation possible entre :

De fait une communauté linguistique est sans doute un peu tout cela à la fois ; ce serait bien sûr très insuffisant de la réduire à l'ensemble de ceux qui pratiquent une même langue, ou à ceux qui appartiennent à une même nation ou au même groupe ethnique, ou peut-être même à ceux qui partagent les mêmes normes (cf. Labov)... La communauté linguistique est faite de tout cela (facteurs nécessaires sans doute, mais insuffisants), et d'autres éléments certainement variables qu'il conviendra chaque fois et au cas par cas, de déterminer. Le sentiment d'appartenance à une communauté peut-être certes de degré divers, mais il joue indéniablement un rôle et se reconnaître des solidarités d'attitudes, de jugements, de comportements avec certains individus sont aussi des données qu'il faudra prendre en compte.

Les auteurs de l'article cité ci-dessus concluent :

"La description de cas concrets ne saurait éviter de simplifier et de figer les choses, il importe seulement de ne pas se faire d'illusions sur le degré d'adéquation à la réalité du modèle ainsi idéalisé. Il sera par exemple parfois malaisé de faire le départ entre la réalité des comportements et la représentation qu'en ont les locuteurs. La fiabilité des indicateurs devra par ailleurs être évaluée à chaque utilisation : dans certain cas, l'homogénéité du corpus des langues sera un indicateur admissible de l'appartenance de certains acteurs sociaux à une même communauté ; dans d'autres, on privilégiera les critères sociolinguistiques (homogénéité dans les répertoires linguistiques, les hiérarchisations des usages, les modalités de leur appropriation) ; dans d'autres cas encore, on fera appel à l'histoire (comme lieu où l'on peut déceler des traces d'évolutions convergentes ou divergentes), aux critères économiques, communicationnels, géographiques, politiques, etc. Mais il est important de s'accorder sur le statut d'indicateurs seulement de ces critères, qui, tous sont des moyens de faire des hypothèses sur le degré de cohésion qui unit les acteurs sociaux, les groupes, les pays, etc. au sein de la communauté linguistique. Ces critères passent donc du statut de facteurs suffisants qu'ils avaient dans les conceptions traditionnelles à celui de facteurs nécessaires, mais pas suffisants." (op. cit. pp. 92-93)

Est-ce renoncer à définir la communauté linguistique ? Pas tout à fait : c'est en tout cas en montrer la variabilité selon les sociétés, selon les époques, selon les aspects sociaux très prégnants ; c'est peut-être aussi souligner qu'une "communauté linguistique" cela se constitue. On verra comment le fait de partager des "rites", d'avoir été intégré à un "groupe", ou à une "société" par des "rites d'initiation" peut donner un sentiment d'appartenance à une communauté - sentiment qui peut alors être très fort. Les sociétés "traditionnelles" développent généralement des rituels bien spécifiques pour les différents âges, les différentes situations.

Rejetant souvent les rites comme relevant d'autres mondes ou d'autres époques, nos sociétés modernes, de plus en plus éclatées, laissent l'individu seul, sans attaches, sans ces repères élémentaires que constituent la lignée, l'appartenance à un groupe social, ou même à une classe d'âge, ou à un sexe ! Privé de ces repères élémentaires que constituent les rites, l'homme contemporain n'a souvent plus aucun sentiment d'appartenir à une société, tout au plus fréquente-t-il différents groupes dont il ne connaît pas les frontières. Privé de repères, livré à lui-même, l'homme contemporain, qu'on déclare "individualiste", n'a plus comme solution que de s'enfermer dans un univers personnel clos.

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