La question de la variation est une question fondamentale pour la sociolinguistique car il s'agit véritablement de tirer les conséquences du constat fait par tout linguiste, même débutant : on ne parle pas de la même façon dans toutes les circonstances de sa vie. Une même personne, au cours d'une journée, change considérablement d'usage, de variété, de langue, et ceci en raison de ses interlocuteurs, de l'objet de son discours, des conditions immédiates de production/réception. Bien sûr, en fonction de son milieu social, de son histoire personnelle, de son implantation géographique, des effets que l'on veut/peut produire, de la maîtrise des registres de langues acquise, du rapport à la langue et à la société, on recourt à des variétés linguistiques très diverses, qui, même si elles sont globalement appelées "français", peuvent comporter des différences considérables aux yeux du linguiste qui les décrit.
C'est le désir d'expliquer cette variation, de trouver les causes de chaque variété en rendant compte de toutes les données susceptibles d'être mises en relation avec les formes produites, qui a donné naissance à la sociolinguistique. La perspective "déterministe" est centrale : tout ce que nous disons, à défaut de pouvoir être directement conditionné par l'environnement linguistique immédiat (cf. les variantes conditionnées) doit pouvoir être expliqué par ce que nous sommes ; on retrouve les questions : QUI parle A QUI, OU, QUAND, COMMENT, POURQUOI ???
La sociolinguistique se propose de réintégrer l’homme dans la langue : le locuteur, son milieu, celui auquel il s’adresse, la communauté linguistique, même si toutes ces données sont extrêmement complexes. De fait, W. Labov, auteur notamment d’une série d’articles publiés en français dans le recueil Sociolinguistique, sociolinguiste bien connu pour son rôle dans la recherche, a fait apparaître l’absolue nécessité de considérer la réalité des productions langagières et non plus des abstractions (cette recherche sur les abstractions correspondait à un courant de la linguistique théorique) ; il n’hésite pas à dire que la sociolinguistique c’est la linguistique, même s’il est obligé de constater que certains linguistes négligent à tort l’étude du contexte social :
"Pour nous, notre objet d’étude est la structure et l’évolution du langage au sein du contexte social formé par la communauté linguistique. Les sujets considérés relèvent du domaine ordinairement appelé "linguistique générale" : phonologie, morphologie, syntaxe et sémantique. Les problèmes théoriques que nous soulèverons appartiennent également à cette catégorie, tels la forme des règles linguistiques, leur combinaison en systèmes, la coexistence de plusieurs systèmes et l’évolution dans le temps de ces règles et de ces systèmes. S’il n’était pas nécessaire de marquer le contraste entre ce travail et l’étude du langage hors de tout contexte social, je dirais volontiers qu’il s’agit là tout simplement de linguistique. Et l’on peut s’étonner qu’il soit utile de donner une base sociale élargie à ce domaine. Que la linguistique générale, quel qu’en soit le contenu, doive reposer avant tout sur le langage tel que l’emploient les locuteurs natifs communiquant entre eux dans la vie quotidienne, cela paraît aller de soi. Aussi est-il profitable, avant de continuer, de voir précisément pourquoi il n’en a pas été ainsi." (Labov, 1976 : "L’étude de la langue dans son contexte social", pp. 258-259).
Pour Labov, il n’y a pas d’étude de la langue sans prise en compte des hommes qui la parlent sans étude de l’environnement social. De ce fait, Labov tente de corréler les manières de parler avec des variables sociales, qui peuvent être beaucoup plus fines (et qui sont déterminées précisément par l’analyse), que les grandes catégories sociales traditionnelles (profession, sexe, âge, lieu de résidence, etc.). Labov, devant les données ordinaires de la situation de communication, qui comportent une forte hétérogénéité, et qui sont généralement considérées comme aléatoires, va chercher à établir une systématicité (Gadet, 1992b). En quelque sorte, s’attachant au concept de "variation libre", Labov essaye d’établir les règles de cette variation, d’en montrer les conditionnements ; Labov met à jour des régularités trop systématiques pour être le fait du hasard, et il s’efforce de montrer selon les formules de F. Gadet:
"[qu’] il y a une stratification de l’usage de la langue dans la société, dont il a pu établir qu’elle était à la fois régulière et extrêmement fine. Elle ne peut toutefois se saisir qu’à travers des considérations de fréquence, puisque ce n’est guère la présence ou l’absence d’une variante qui est en cause, mais des taux d’occurrences comparés." (F. Gadet, 1992b, p. 6).
Il s’agit d’associer chaque variante linguistique à une cause extra-linguistique (classe sociale, sexe, âge, habitat,
race, attitudes du locuteurs, circonstances de la communication, etc.), ou chaque ensemble de variantes linguistiques
(réalisation d'une variable) à une ou des variables sociales, selon un schéma que l’on pourrait représenter ainsi :
Ensemble des variables sociales Ensemble des variables linguistiques
Une fois correctement établies les variables, en modifiant l’une des variables sociales, on devrait obtenir une variété nouvelle (un ensemble de variantes différentes) au niveau linguistique.
Attention : on rappellera ici la notion de variante conditionnée : On parle en linguistique de variante conditionnée quand on peut établir une corrélation stricte entre l’apparition d’une unité linguistique et le contexte linguistique de son apparition : ainsi, en français du Midi, la réalisation [o] / [ɔ] est conditionnées : ces deux formes sont deux variantes conditionnées d’une seule unité phonologique le /o/, selon la règle suivante : [o] en finale : ex. pot, chaud, dos... /o/ [ɔ] + C : ex. rose, chaude, jaune, code, Paul, pôle... Dans d’autres régions de France on pourra trouver des /o/ et des /ɔ/ non conditionnés par le contexte comme le montrent les prononciations « parisiennes » de saute # sotte ou de pôle # Paul.
C’est un conditionnement de ce type que Labov a tenté d’établir, non plus entre un environnement linguistique et certains sons, mais entre des variables extra-linguistiques (sexe, âge, situation sociale...) et des unités comportant du sens (du morphème, unité minimale de signification à la phrase ou au discours, unité vaste). Dans une perspective déterministe (une démarche scientifique est d’une façon ou d’une autre présentée comme déterministe), Labov pense que si nous ne parvenons pas à établir un conditionnement strict entre des variables extra-linguistiques et des variantes linguistiques, c’est parce que notre analyse est incomplète, parce que nous avons négligé des données. Il propose de ce fait de multiplier les investigations pour trouver les variables pertinentes.
L’une des difficultés, malgré tout, apparaît lorsque l’on sort de la phonologie : s’il reste possible de dire que [r] et [R], par exemple sont des variantes d’un même phonème /R/, il est beaucoup plus difficile d’affirmer que "Partir c’est mourir un peu" et "Mon départ m’affecte beaucoup" ou "Je suis triste de partir" sont des variantes d’une même "phrase" : avec la variation le sens change : peut-on s’autoriser à dire que les différences sémantiques entre deux phrases différentes ne constituent ici que des "nuances", alors qu’ailleurs elles en feraient des phrases radicalement différentes ? Sur quels critères faire reposer similitude ou différence, si la structure grammaticale de la phrase est tenue pour quantité négligeable ? Dire "j’ai soif", ou "je veux faire pipi" a certes à peu près la même valeur informative dans la bouche d’un enfant qui ne veut pas dormir, pourtant il ne dit à proprement parler pas la même chose. Et, pour être plus "proche" structurellement, "à la bouffe" ou "à table" peuvent-elles être considérées comme disant exactement "la même chose" ?
Quelles que soient les explications proposées par Labov, à l’issue d’enquêtes minutieuses et fort intéressantes, dont les résultats ponctuels méritent largement d’être pris en compte, on est obligé de constater que demeure toujours dans l’usage de la langue une part irréductible qui résiste à toute explication et qui est véritablement "imprévisible". Le caractère hétérogène de la langue, l’importance de la variation, le nombre également considérable de variantes d’ordre sociales ou individuelles qu’il conviendrait de prendre en compte, en un mot ce que l’on pourrait appeler "la liberté de l’homme", sont une donnée avec laquelle les sciences humaines (qui sont de ce point de vue bien différentes des sciences dures) doivent compter.
F. Gadet propose d’expliquer cette impossibilité de mettre en équation toute la variation, surtout dès que l’on sort du domaine de la phonologie, de la façon suivante :
"Deux sortes de variabilités sont exprimées à travers le même formalisme : les effets du conditionnement par
l’environnement linguistique, et les variables extra-linguistiques. Or si les deuxièmes ont un lien arbitraire
à la substance linguistique (du moins pour la phonologie), il n’en va de même à aucun niveau pour la première (c’est
même ainsi que se caractérise la structure d’une langue). La difficulté se manifeste sur le mode de définition de la
variable, avec l’exigence que les différentes variantes expriment "the same thing", ce qui peut être facilement exigé
des unités phonologiques qui n’ont pas de sens en soi, mais ouvre tout le problème de la syntaxe, où la question du
sens et de son éventuelle équivalence a entièrement à être constituée.
Le résultat, c’est l’idée, pas explicitement formulée mais de fait mise en oeuvre, que les mêmes procédures peuvent
s’appliquer de la phonologie à la morphologie et à la syntaxe, et probablement de la syntaxe au discours. On se trouve
ici en congruence avec le postulat structuraliste d’homologie des niveaux, qui n’est pas réellement remis en cause par
la grammaire générative, du moins dans ses premières formulations, celles qui ont inspiré le formalisme des règles
variables.
Pourtant, entre un phonème et une catégorie syntaxique (à supposer qu’on puisse ainsi regrouper les phénomènes
d’ordre syntaxique), on change de domaine : si une variable phonologique peut si facilement devenir marqueur social,
c’est grâce à son caractère totalement arbitraire, donc crucialement au fait qu’elle n’ait pas de sens. Caractère
évidemment perdu au niveau syntaxique. D’où la difficulté de définir des variantes comme "different ways of saying
the same thing." (Gadet, 1992b, p. 12)
Avec William Labov, le "père" de l'approche variationniste en sociolinguistique, on a pris l'habitude de distinguer quatre types de variation :
Françoise Gadet, propose d'ajouter la variation "diamésique" qu'elle définit ainsi :
Conseils de travail :
On peut s'aider de divers sites web sur Labov, cours sur la variation, etc. Quelques suggestions :
Ce ne sont que quelques suggestions : chacun peut trouver des articles, textes, commentaires intéressants, en cherchant par exemple "William Labov" sur Google. Prenez toute initiative de lecture en la matière !
Un diaporama pourra vous aider à commencer sur cette question… mais il sera nécessairement à compléter par les lectures et recherches, car sans commentaires, il restera des points denses et peut-être difficiles dans ce qui ne peut être qu'un support pour un chapitre de cours.
N.B. L'importance de ce chapitre pour les étudiants de l'Université de Provence (cours M.C. Hazaël-Massieux) : Il s'agit ici :