Le verbe créole est composé de deux parties :
Exemples guadeloupéens :
moin kouri = j'ai couru
moin ka kouri = je suis en train de courir
moin té kouri = j'avais couru
moin ké kouri = je courrai.
Il faudrait bien se garder d'assimiler trop rapidement "ka" et présent, "té" et imparfait,
"ké" et futur : comme nous allons le voir, le contexte joue un grand rôle dans une langue
qui ne comporte pratiquement pas de morphologie mais en revanche joue constamment de la syntaxe :
le sens véritable découle du contexte, des enchaînements, des contrastes... et de fait, les
valeurs qu'il faudra retenir de façon dominante seront essentiellement des valeurs aspectuelles.
Ainsi "ka" indique un duratif (ou un "répétitif") ; en l'absence d'autre marqueur, le duratif
"ka" est envisagé au présent (actuel) : moin ka kouri = je cours (je suis en train de courir,
ou je suis coureur : c'est-à-dire que c'est mon métier, mon occupation quotidienne...). Combiné
avec "té", marqueur de passé, il donnera pour "moin té ka kouri" : une durée dans le passé
qui permettra de donner du sens au contraste des particules dans la phrase :
"moin té ka kouri lè i vini" : je courais (au sens de : j'étais en train de courir)
quand il est arrivé.
De la même façon, un conte sera régulièrement raconté à l'accompli, qui sera alors tout naturellement rendu en français par le passé simple (accompli du récit) : Dans le conte de Rutil "Zanba, Lapin, Tigre et le Roi", la phrase "Alò yo pati yo pwan razwa a yo, on sak o do é yo pati. Lè yo rivé Lapen di... :" ne saurait être traduite autrement que par "Alors, ils allèrent chercher leur rasoir, un sac à dos et ils partirent. Lorsqu'ils arrivèrent, Lapin dit... :"
On distinguera deux groupes de verbes :J. Bernabé (1983) insiste sur la double valeur de "ka" qui peut être tantôt "progressif", tantôt marque de l'"habituel". Si la construction *"Nou ka kontan" (et l'interprétation que l'on pourrait être tenté de lui appliquer "nous sommes en train d'être contents") est impossible ("nou kontan" signifie "nous sommes contents" - et cela suffit bien !), dans un contexte (et avec une interprétation différente) on peut parfaitement rencontrer : "Nou pa ka kontan lè ou ka pati" = nous ne sommes pas contents quand tu pars". Cf. J. Bernabé, 1983, pp. 1034-1035). [de fait "jamais contents" car ton départ est fréquent, régulier].
Alors que Bernabé insiste sur l'existence de ce qu'il appelle "deux ka homonymes", nous pensons plus simple de souligner que selon le verbe, "ka" reçoit l'une ou l'autre des interprétations : c'est bien en raison de la catégorie du verbe (verbe d'action ou verbe statif) que la particule tire son interprétation, certaines interprétations étant exclues du fait précisément de la signification du verbe.
On pourrait résumer cela ainsi (en utilisant ce tableau avec beaucoup de précautions car le contexte joue aussi un rôle dans l'interprétation finale d'une séquence) :
Particules | Verbes d'action | Verbes d'état |
---|---|---|
ka | actuel + duratif : moin ka kouri = je suis en train de courir | habituel : moin ka émé, moin ka malad = j'aime tout le temps, je suis tout le temps malade** |
absence de particule | accompli : moin kouri = j'ai couru | présent ou valeur générale, non marquée en temps : moin émé = j'aime, moin malad = je suis malade |
té | antériorité : moin té kouri = j'avais couru | accompli : moin té émé = j'ai aimé |
ké |
** phrases qui sont à peu près obligatoirement insérées dans un contexte explicatif : "lè ou...", etc.
On pourrait aussi être tenté, au vu de divers corpus, au lieu de souligner l'incompatibilité de ka avec les verbes statifs (souvent évoquées***) d'envisager cette particule comme étant en quelque sorte un "dynamiseur" de Verbe. Ainsi alors que les formes verbales statives ont un sens "passif", l'insertion de "ka" transforme ce qui était un état en un pocessus en cours. Comparer :Ce qui rendrait même possible "moin ka vlé" = je le veux vraiment (phrase également recueillie chez une personne âgée à La Dominique).
- "I gaté" : il est gâté, abimé... et "i ka gaté" = "il s'abime". Un exemple entendu à La Dominique : "Tété-ou ka gaté" = tes seins s'abiment (corpus de Shelly-Ann Meade)
- "I doktè" = il est médecin ; "i ka doktè" = il est en train de devenir médecin.
Albert Valdman a proposé son analyse du verbe guadeloupéen, de même que Ralph Ludwig.
A côté des particules préverbales présentées ci-dessus, d'autres "auxiliaires" de prédication sont utilisables (ou d'autres types de particules préverbales ?), sans doute moins "grammaticalisés", et que de ce fait on laissera hors du système aspectuel de base (mais en sachant que ces auxiliaires sont indispensables à une énonciation prédicative complète ; on les appellera explicitement "auxiliaires" :
fo : fo nou travay = il nous faut travailler (obligation)Cette liste d'auxiliaires ne prétend pas être exhaustive, mais donne une première approche des formes prises par le groupe verbal en créole de Guadeloupe.
On notera encore que la particule "ja" permet de marquer un rapport d'antériorité entre deux événements situés
dans le passé ou dans le futur :
moin té ja manjé lè ou rivé : j'avais fini de manger quand tu es arrivé.
moin ké ja manjé lè ou ké rivé : j'aurai fini de manger quand tu arriveras
"pò...kò" (< pa (an)kò) se rencontre aussi parmi les particules : "moin pò té kò manjé lè i vini" = je n'avais pas encore mangé quand il est arrivé ; "moin pòkò vouè-li" = je ne l'ai pas encore vu.
Les particules préverbales précèdent les auxiliaires, comme les autres verbes (moin té pé travay = je pouvais travailler).
On signalera aussi parmi les éléments qui précèdent généralement le verbe la négation "pa" ("moin pa vini" = je ne suis pas venu) qui se combine avec les particules, au point de produire parfois une unité amalgamée : "moin paka travay" est en fait prononcé "moin paa travay" : je ne travaille pas ; "*moin pa ké travay" devient en fait "moin pé ké travay", ou "moin péé travay" : je ne travaillerai pas, (cf. également ci-dessus "pòkò"), etc.
Une fois indiquée la valeur sémantique des différents constituants du groupe verbal (comme le font les tableaux de A. Valdman et R. Ludwig, chacun à sa façon), il reste à signaler les compatibilités ou incompatibilités entre éléments, et leur ordre d'apparition. Nous proposerons, dans ces conditions, un nouveau tableau, qui vise à présenter l'organisation syntaxique du verbe en créole :
Groupe sujet ou pronom | Négation | Particules TMA 1 | particules TMA 2 | Auxiliaires = Verbes 1 | Verbes 2 | Groupes compléments ou pronoms... |
---|---|---|---|---|---|---|
On peut ainsi trouver comme groupe verbal en créole : en prenant un élément dans chacune des cases
disponibles :
"I pa téké ka palé-li" = il n'aurait pas été en train de lui parler"
"Pyè pa té vlé palé Jak" = Pierre n'avait pas voulu parler à Jacques"
"Pyè ké ka manjé-li" = Pierre sera en train de le manger.
On notera que, dans certaines constructions, notamment quand il n'y a pas de marqueurs TMA1, ou quand "vlé" ou "pé" sont utilisés non pas comme auxiliaires (donc devant d'autres verbes) mais comme verbes absolus, la négation "pa" est postposée au verbe. On a ainsi :
"an vlé pa" (réduit parfois à "an vé pa" (je ne veux pas)
"an pé pa !" (je ne peux pas !)
Il s'agit là de cas très particuliers. Dans tous les autres contextes, "pa" sera normalement antéposé à "vlé" et "pé", de même que pour tous les autres auxiliaires.
Exemples : "an péké vlé vouè-li", "an pa té pé di-ou sa", etc.
Nous appelons "particules TMA1" : les premières à apparaître après le pronom sujet ; il s'agit
de particules à valeur "temporelle" ; "les particules TMA2" ont essentiellement des valeurs
aspectuelles, qui expriment de quel point de vue est envisagée l'action en cause ;
les auxiliaires sont des verbes mais qui sont compatibles en cette position avec un autre verbe (verbes 2).
Dans les structures dites "sérielles", il n'est pas rare, en revanche, de voir utiliser
à la place de l'auxiliaire un verbe normalement utilisé dans la 2e position, comme si étaient étalés
sur l'axe syntagmatique des éléments pris au même paradigme (en l'occurrence celui des Verbes 2). Ex. :
"I ka monté désand"
"I méné moin alé"
Ces séries verbales permettent d'"étaler" à la suite 2, 3 voire 4 verbes : ce procédé est beaucoup plus
fréquent en créole haïtien qu'en créole des Petites Antilles. Franketienne,
dans Dezafi a fait une utilisation (littéraire) de ces séries verbales, qu'il ne faut
en aucun cas confondre avec la simple coordination de verbes (qui relèveraient effectivement du
même paradigme) : l'intonation qui les lie donne à une série verbale une signification bien différente
de celle qu'auraient les mêmes verbes coordonnés.
Relèvent du même paradigme tous les éléments qui ne peuvent se suivre sur l'axe syntagmatique : on ne peut dire : *"i ka vlé", ou encore *"i nou té palé", ou encore *"i té téké pati". Bien sûr, seules sont obligatoires dans le discours les cases "pronom", l'une des cases "TMA" et la case "Verbes2". On peut "sauter" des catégories et dire "i pòkò pati", "i pa vlé manjé on fig-pòm", etc. La phrase minimale en créole est du type "i ka manjé", "i ké manjé"...
Lorsque Poullet et Telchid dans Le créole sans peine (Assimil créole) précisent qu'il faudra apprendre à ne jamais employer "ka" avec certains verbes (leçon 7, p. 19), ils ont tout à fait raison, mais ils omettent de préciser pourquoi : en fait, la présentation rigoureuse de paradigmes pour la description du groupe verbal permet de comprendre aisément les incompatibilités : "ka" et "vlé" par exemple, appartiennent au même paradigme. En revanche, comme nous l'avons déjà indiqué, "ka" peut apparaître devant un verbe de sentiment, mais alors avec une valeur d'habituel et non pas avec la valeur "progressive" qu'il aurait devant un verbe d'action ; le contexte (dont nous soulignions le caractère à peu près obligatoire dans ce cas), se charge alors d'expliciter l'interprétation habituelle requise (cf. ci-dessus l'exemple de J. Bernabé : "Nou pa ka kontan lè...").
Le groupe verbal, muni des particules nécessaires et éventuellement d'auxiliaires (le verbe est
identifié comme verbe en grande partie par la présence d'un pronom sujet ou d'un groupe nominal
sujet antéposé), peut être également accompagné de divers compléments. La pronominalisation du
ou des groupes compléments ne modifie pas la place des compléments (à la différence de ce qui
se passe en français : J'ai vu Pierre / Je l'ai vu) :
Moin vouè Pyè / Moin vouè-li.
L'ordre est d'abord, comme nous le verrons ci-dessous, marqueur de fonction, et le changement de
place d'un constituant dans la phrase entraîne le changement de sa fonction grammaticale.
On soulignera que le verbe créole isolé du groupe verbal, ne peut être identifié
formellement : on a des verbes aussi variés que "manjé", "kouri", "pwan", "vouè"
(aboutissements phoniques divers d'évolutions à partir de
formes françaises variées : manger, courir, prendre, voir, etc.) ; mais en outre, de nombreuses
unités sont susceptibles de devenir verbe pour peu que le contexte approprié soit représenté
(c'est-à-dire que l'on ait présence d'un pronom ou d'un groupe sujet antéposé, et les
particules préverbales nécessaires). Ainsi, "moin té cho"
signifie "j'avais chaud", "moin doktè", je suis médecin, "moin ké malad" = je serai malade, etc.
On pourrait dire que peuvent servir de verbes une bonne partie des mots créoles. Mais il
faudrait dire aussi que ces mots peuvent servir de noms, s'ils reçoivent les marques de détermination
nécessaires. Plus exactement, on dira que le lexique créole est extrêmement polyfonctionnel et qu'une
unité remplit une fonction de verbe, de nom sujet, d'adjectif, etc. en fonction de la place
qu'elle occupe dans la phrase et de son environnement, et non pas parce qu'elle aurait une
forme particulière. Exemples :
"Manjé-an-moin bon" = mon repas est bon
"moin ka manjé" = je mange.
Comme dans toute langue où la syntaxe joue un rôle essentiel, l'ordre des unités est pertinent
pour identifier les fonctions :
"ti-moun fwè-moin ka manjé banane"= le fils de mon frère mange des bananes
"fwè ti-moun-moin ka manjé banane" = le frère de mon fils mange des bananes
"moin ka vann banane ti-fwè moin = je vends les bananes de mon petit frère
"manjé ti-moun-moin, sé banane" = le repas de mon/mes enfant(s), c'est des bananes
etc.
C'est d'ailleurs pourquoi il est essentiel de recourir à des signes de ponctuation ou des marques graphiques susceptibles de marquer la frontière des unités syntaxiques, sans lesquelles l'ambiguïté est extrême. Le tiret est notamment un élément important pour marquer la solidarité des divers éléments constitutifs d'un groupe syntaxique. A Valdman se plaît à souligner l'ambiguïté de la séquence haïtienne suivante :
"Moun nan maché"
qui signifie aussi bien (mais l'intonation est susceptible de lever l'ambiguïté quand le contexte n'est pas défaillant, et la présence d'un tiret graphique peut être décisive également pour faciliter la lecture) :
"L'homme au marché" (Moun nan maché)
que
"L'homme a marché" (Moun-nan maché).
Les compléments du verbe sont divers ; s'ils ne sont pas eux-mêmes formellement identifiables (à l'exception des adverbes, qui parfois sont marqués par le suffixe -man : ex. vitman, toubolman, etc.) il serait sûrement intéressant de les classer en fonction de leur distribution (par exemple, en prenant en compte leur succession dans la phrase, et leur plus ou moins grande proximité du verbe-noyau). Certaines séquences "Verbe + Nom" constituent des unités verbales particulières, dont la base est parfois assez éloignée de la signification du "verbe" qui sert à les former : Exemples :
Verbes avec fè | Verbes avec bay | ||
---|---|---|---|
fè bas | courtiser, flirter | bay bal | s'amuser, faire la fête |
fè bèk | faire face | bay blag | mentir, raconter des bobards |
fè cha | s'enfuir | bay blé | mentir |
fè dédé | dire bonjour/adieu de la main | bay chabon | activer |
fè dlo | saliver | bay chenn | parler sans arrêt |
fè ganm | faire des manières | bay fòs | aider, soutenir quelqu'un |
fè jé | se moquer | bay kòd | frapper, corriger |
fè kouyon | faire l'imbécile, se faire remarquer | bay lavwa | répandre une nouvelle |
fè konsi | faire semblant | bay lè | dégager, laisser passer |
Beaucoup de compléments se construisent directement, et bien entendu la terminologie généralement utilisée en français (complément direct / complément indirect) n'aura pas lieu d'être utilisée pour le créole. On aura ainsi "I ka mayé Pyè" = Elle a épousé Pierre ; Pyè ba Jak on liv = Pierre a donné un livre à Jacques, etc.
On soulignera que s'il n'existe pas de passif morphologique en créole, il y a toujours la
possibilité d'exprimer une valeur passive ;
- Exercice n° 1 :
Relevez les particules préverbales du texte "Zanba, Lapin, Tigre et le Roi" (simples ou combinées)Pour le corrigé cliquez ici
- Exercice n° 2 :
Relevez les auxiliaires présents dans le même texte et essayez de traduire les phrases qui les contiennentPour le corrigé cliquez ici
- Exercice n° 9 :
Traduisez en créole en utilisant les bonnes particules préverbales :
"Je suis en train de parler" (palé)
"J’étais en train de parler quand il est venu" (palé, vini)
"Il avait travaillé ce jour-là" (travay, jòdila)
"Je parlerai avec Pierre" (palé, épi)
"Je parlerais s’il travaillait" (palé, travay)
"Je serai en train de parler avec Pierre quand Jacques arrivera" (palé, rivé)
"Je serais en train de parler si Pierre était venu" (palé, vini)
Pour le corrigé cliquez ici