Temps et aspect en créole

Pendant longtemps, les grammairiens ont eu tendance à opposer les "langues à temps" et les "langues à aspects", opposant par là les "langues européennes", par exemple comme le français (mais n'oublions pas que les aspects existent en grec, en latin, en russe : cf. l'opposition perfectif / imperfectif ; et que même en anglais, on est obligé, pour rendre compte du fonctionnement véritable de la langue, de parler de progressif : "I am eating" = je suis en train de manger), à des langues africaines qui auraient été centrées sur l'aspect. Il y a là en fait plus des habitudes de description qu'une opposition tranchée.

De fait, le français, comme toutes les langues, exprime des aspects, et les exprime nécessairement et quotidiennement, mais la grammaire scolaire, dont les tableaux de conjugaison sont hérités d'une longue tradition grammairienne, ne leur a pas réservé de place : on parle donc (abusivement) des "temps" du verbe pour le passé composé, l'imparfait, etc. et encore plus abusivement à leur propos de "temps du passé", alors que l'imparfait n'est pas en soi un temps du passé mais marque bien plutôt un non actuel (voire un irréel : songez à la phrase : "un peu plus, je tombais !", alors que le passé composé est bien plutôt un accompli : "j'ai mangé" (avec la valeur : "j'ai déjà mangé, j'ai fini de manger"), etc.

Il est donc important de souligner que toutes les langues ont des moyens (variés) pour manifester la temporalité et les aspects. En français, par exemple, on peut indiquer le temps par un lexème : c'est ainsi que fonctionne ce que l'on appelle le "présent historique" : "Hier, je me lève, que vois-je ?... ", bien des " futurs " : "Sois sans crainte : lundi prochain je viens te voir", etc. L'intérêt porté aux aspects, y compris dans la description d'une langue comme le français, permettrait d'expliquer effectivement des oppositions que la grammaire scolaire a de fait renoncé à expliquer : Ainsi les deux "futurs" (1 et 2 dans les grammaires scolaires récentes, ailleurs appelés futur conjugué et futur périphrastique : "je mangerai" et "je vais manger"), ne marquent en fait pas tant un "futur lointain" et un "futur proche" qu'un futur "indéfini" et un futur "défini" : dans le premier cas, il s'agit d'un objectif à peine réel, tout au plus d'une intention, voire l'évocation d'une nécessité liée au fait que l'homme qui profère cette phrase a une physiologie qui à un moment imprécis le rappellera à l'ordre ; dans le deuxième cas, l'opération est presque commencée, elle est en tout cas parfaitement définie et sans doute le menu déjà connu !

Bien sûr, l'aspect peut être marqué exclusivement par le lexique, sans recourir à la conjugaison ou à des marqueurs particuliers. Les verbes français peuvent être ainsi en partie classés en verbes perfectifs (comme naître, mourir, arriver, couper, entrer, sortir, trouver...) et verbes imperfectifs (comme admirer, aimer, chatouiller, ressembler, voyager, chercher...). Des procédés divers permettent de souligner des valeurs aspectuelles, même dans le cas de verbes lexicalement marqués : "Il meurt" est perfectif, alors que "Il se meurt" est imperfectif. "Il arrive" est sans doute "ponctuel", mais avec "Il est en train d'arriver" on peut marquer que cette arrivée dure, etc.

Bien sûr, les périphrases sont nombreuses en français pour souligner des aspects, et l'ensemble des outils mis à la disposition de celui qui parle devrait être décrit, sans s'arrêter aux tableaux de conjugaison traditionnels, bien insuffisants par rapport à la richesse de la langue. Ainsi on dira : "je commence à travailler", "je me mets au travail", "je ne fais que travailler", "j'ai fini de travailler", "je re-travaille mon anglais", etc.

Ce détour par le français est nécessaire pour comprendre que le créole ne peut être avantageusement décrit uniquement en termes de temps ; un modèle de description qui est très discutable pour le français écrit, convient encore moins bien pour le créole, du fait d'une organisation différente, et notamment parce que la " conjugaison " (c'est-à-dire le fonctionnement du verbe) est en fait le résultat d'une évolution linguistique importante à partir d'un français oral qui emploie bien sûr constamment les périphrases pour rendre compte d'une réalité autrement complexe que celle que proposent les grammaires : il serait très difficile de parler uniquement avec les temps répertoriés dans la grammaire, si l'on ne pouvait recourir à tous les procédés offerts par la langue réelle. C'est cette langue réelle que pratiquaient les colons, que les esclaves tentaient de reproduire, qui est devenue le créole, a poursuivi son évolution et sa structuration, et le verbe créole s'est constitué pour l'essentiel à partir des formes périphrastiques (plus redondantes, plus démonstratives dans l'usage quotidien et la conversation). G. Gougenheim a pu montrer qu'elles étaient très présentes dans la langue du XVIIe siècle (elles ne sont absolument pas une invention moderne, encore moins une "dégénérescence de la langue" - même si elles ne sont pas expliquées dans la grammaire !).

Ainsi, le verbe créole, non seulement s'est structuré largement autour des valeurs aspectuelles présentes dans le français parlé qui a servi de base au créole, mais ce sont ces formes périphrastiques qui ont donné naissance aux particules pré-verbales qui permettent de "conjuguer" le verbe créole, qui n'est "invariable" que pour quelqu'un qui ne verrait de la variation que lorsqu'il y a désinences ou suffixes flexionnels.

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