Pour faire fonctionner le nom en discours, le créole de Guadeloupe recourt à divers déterminants. Comme en français, on distinguera le mot dans le dictionnaire, du mot actualisé : "table" en français est non actualisé, mais "ma table", "la table", "cette table" sont actualisés et peuvent ainsi constituer un syntagme nominal.
De la même façon en créole "liv" = livre ou "fanm" = femme, sont d'abord des mots de dictionnaire, avant d'être actualisés dans le discours : "fanm-la té bèl" = la femme était belle ; "moin pòté liv-la" = j'ai rapporté le livre.
La détermination en créole se manifeste par divers marqueurs. On notera toutefois dès maintenant que, dans le discours, l'absence de marqueur est signifiante et en quelque sorte "marque" certaines valeurs (l'absence de marque est une marque).
Ainsi en créole de Guadeloupe, l'absence de déterminant marque (comme dans les autres
créoles de la Caraïbe) :
- un nom propre : "Pòl rivé" = Paul est arrivé
- le générique : ainsi, dans les proverbes, on trouve souvent le nom sans déterminant. On citera :
C'est essentiellement par le contexte que l'on pourra décider de la traduction en français par un singulier (générique) ou par un pluriel. On pourrait sans que cela doive occasionner la moindre difficulté, préférer rendre "Fanm émé kankan kon mouche-a-myèl émé siwo" par "La femme aime les cancans...". On notera simplement qu'il s'agit toujours d'une valeur générale, marquant une vérité quasi-proverbiale. Comme nous le verrons ci-dessous, le défini pluriel est marqué en créole ("sé-" antéposé en créole de Guadeloupe), mais, comme tout "défini" en créole, il est chargé d'une valeur presque déictique : il ne peut renvoyer qu'à une ou des personnes très précises.
Le déterminant indéfini, est toujours pré-posé en créole. On aura ainsi, selon les zones de la Caraïbe :
Dans l'Océan Indien, on aurait à la Réunion "in" : "in boug" = un homme, à Maurice "èn" : "èn lakolèr ti pran moua" = une colère me prit".
On notera déjà l'absence de genre en créole. Ceci sera constant. On verra que même les pronoms de 3e personne ignorent la différence de sexe, et que bien sûr, il n'y a aucune distinction de classes nominales, comme en français, en allemand ou dans beaucoup de langues. "I ka vini" signifie aussi bien "il" ou "elle arrive" : là encore c'est le contexte qui permettra de déterminer s'il convient de rendre cela par un pronom féminin ou masculin en français.
Le déterminant défini est "-la", postposé. Cette forme, issue de la forme renforcée du français (cf. "le livre-là") a conservé une forte valeur déictique : souvent il faudra (en fonction du contexte), rendre, en fait, ce déterminant par un démonstratif français. "-la" marque en tout cas un défini très marqué, et ceci explique d'ailleurs pourquoi les proverbes ou les phrases à valeur générale ne peuvent comporter de marque de défini : "timoun-la" = l'enfant, ou cet enfant dès qu'il y a reprise en contexte.
On notera que ce déterminant défini se réalise selon des variantes multiples, à travers la Caraïbe, en fonction du contexte morpho-phonologique. Ainsi, à la Martinique (et d'ailleurs également en Haïti), on trouvera, et ces formes diffèrent en cela de celles du guadeloupéen :
Guadeloupe | Martinique |
---|---|
chat-la | chat-la |
zozyo-la | zozyo-a |
pon-la | pon-an |
janm-la | janm-lan (ou -nan) |
On notera qu'en Martinique de nouvelles variantes, toujours conditionnées par le contexte, semblent de plus en plus utilisées à l'oral mais également à l'écrit : ya/yan, attestée respectivement après voyelle palatale orale ou nasale non-ouverte (différente de /a/). Quelques exemples :
- "Nou kontan wè zòt isi ya" (Affiche lue à Radio Saint-Louis, janvier 2003)
- "Jòdi ta-a anlè tè-ya" (in Fanm de Joby Bernabé)
- "Lafimen yan ké ay fè chimen-i" (ibid.)
Le pluriel est indiqué (en créole des Petites Antilles) par le morphème "sé" antéposé :
"sé timoun-la" = les enfants ; "sé liv-la" = les livres. Cette forme "sé" est bien sûr compatible
avec les variantes de "la" dans les créoles où elles sont attendues : "sé zozyo-a" = les oiseaux.
(Notons toutefois qu'en haïtien, le pluriel est marqué par "yo", post-posé à l'ensemble du groupe
nominal : moun-la-yo = les gens ; s'il ne s'agit pas d'individus proprement désignés, voire montrés,
on se contentera du morphème de pluriel, "yo", sans "la" : "liv-yo" = les livres (en général).
En Guyane, pour le défini, on a les variantes suivantes :le défini singulier est "-a" (qui devient "-an" en contexte nasal) :
"liv-a" = le livre ; "dilo-a" = l'eau ; "fanm-an" = la femme ; "pon-an" = le pontLe défini pluriel se forme par ajout du morphème "yé", postposé (marque de la 3e personne du pluriel) qui se combine alors avec le morphème "a/an" du singulier :
"liv yé a" --> "liv-ya" = les livres ; "fanm yé an --> "fanm-yan" = les femmes
Le démonstratif, qui a toujours une valeur très fortement déictique (on a vu que le
déterminant défini est déjà toujours plus ou moins déictique), est marqué en guadeloupéen par l'ajout au marqueur de
défini de la forme -sa :
- "fanm-la-sa" = cette femme
- "liv-la-sa" = ce livre
- "zozyo-la-sa" = cet oiseau.
En martiniquais, le démonstratif est "ta-la", ce qui donnerait :
- "ich-ta-la" = cet enfant"
- "fanm-ta-la" = cette femme"
- zozyo-ta-la" = cet oiseau"
etc.
A notre connaissance, il n'y a pas pas d'effet de sandhi avec le démonstratif en martiniquais, et donc pas de réduction ou de nasalisation à attendre dans la forme "ta-la" qui reste toujours identique.
Le pluriel est, là encore, marqué par "sé" antéposé dans les Petites Antilles : "sé liv-la-sa" /"sé liv-ta-la" = ces livres.
En guyanais, le démonstratif est "sa" antéposé au nom : "sa liv-a" = ce livre ; "sa timoun-an" = cet enfant.
Il existe dans les divers créoles des noms qui comportent l'article français agglutiné, sans que cette trace soit d'une façon ou d'une autre significative : on trouve par exemple "lari" = rue, "monpè" = abbé, "divin" = vin, etc. Parfois, la forme agglutinée est une variante libre (régionale par exemple) de la forme sans agglutination "lakay"/"kay", etc. Dans tous ces cas, les marques de détermination du créole s'ajoutent bien entendu à la forme agglutinée : lari-la = la rue, on monpè = un abbé, divin-la-sa = ce vin, etc.
Toutefois, J. Bernabé mentionne clairement (cf. Bernabé, 1983, p. 796 sq.) des cas où l'article français agglutiné sert de "préfixe" pour former un nom abstrait : il cite : "lajistis" qui s'oppose, selon lui, à "jistis" comme +abstrait et -comptable.
A propos de l'haïtien, Dominique Fattier souligne dans sa thèse (1998) l'emploi d'une
particule prénominale devant des mots qui appartiennent au lexique temporel (noms de jours de
la semaine, noms de mois), lorsqu'est évoquée une action répétée. Ex.
"Le dimanch, nou alé lanmè" = Le dimanche nous allons à la mer
"tou lé samdi swa, yo sòti" = Tous les samedis soirs, ils sortent
Dans Ti-Chika, on trouve "Le landemen maten", effectivement dans un contexte temporel, mais qui, ici, n'implique pas la répétition. D. Fattier voit dans ce phénomène un trait "conservateur" du créole, puisque sont attestés en français des usages significatifs avec ou sans l'article, pour les noms de jours et de mois. cf. Grevisse.
Le possessif : Autre manifestation de l'absence de variation morphologique en créole, le possessif est marqué
simplement par la postposition au nom d'une marque personnelle ou morphème de personne - celui-là même qui :
- placé devant le verbe marque le pronom sujet
- placé après le verbe marque le pronom complément ;
On se reportera à la leçon sur les pronoms pour bien comprendre la distinction.
Attention : la similitude des formes entre les déterminants possessifs et
les pronoms aux diverses fonctions
méritera toute l'attention des étudiants apprenant le créole : ces "marques de personnes" (moin, ou, li, nou, zòt, yo,
dans les Petites Antilles) sont ainsi chargées de fonctions différentes selon leur position et deviennent ainsi
|
Ainsi, placée après le nom qu'elle détermine, la marque personnelle prend valeur de possessif ; en martiniquais la postposition est directe, en guadeloupéen la marque personnelle est séparée du nom par la préposition "a-" ; mais on a affaire à un groupe syntaxique étroitement constitué, comme l'attestent les phénomènes morpho-phonologiques qui entraînent des modifications dans la prononciation de cette préposition en fonction du contexte.
Personne | Guadeloupe | Martinique | Traduction |
---|---|---|---|
1ère personne | chat-an-moin | chat-moin | mon chat |
2e personne | chat-a-(v)ou | chat-(v)ou | ton/votre chat |
3e personne | chat-a-(l)i | chat-li | son chat |
4e personne | chat-an-nou | chat-nou | notre chat |
5e personne | chat-a-zòt | chat-zòt | votre (à vous qui êtes plusieurs) chat |
6e personne | chat-a-yo | chat-yo | leur chat |
En martiniquais, lorsque le nom se termine par une voyelle, le morphème personnel prend une forme réduite, conformément aux règles phonétiques déjà exposées : on a "zozyo-(v)ou", "zozyo-(l)i" = ton oiseau, son oiseau (en guadeloupéen la préposition "a" étant vocalique, le phénomène est constant - d'où la notation ici adoptée, qui rappelle la forme longue mais note le recours à la forme courte).
En guyanais, le possessif est antéposé au nom ; on a ainsi :
"mo timoun"= mon enfant, "to/ou timoun" (ton/votre enfant : il s'agit avec "ou" de la forme singulier de politesse), "so timoun" = son enfant, "nou timoun" (notre enfant), "zòt timoun" (votre enfant, pluriel), "yé timoun" (leur enfant).
Ces formes possessives se chargent éventuellement d'une valeur pluriel en contexte, mais aucune marque de pluriel n'est requise pour dire mes enfants, nos enfants, etc. : "mo timoun", "nou timoun"...
Exercice n° 6
1°) Comment dirait-on ?
Phrase française | guadeloupéen | martiniquais |
---|---|---|
Cet enfant (ti-moun, ich) | ||
la table (tab) | ||
l'oiseau (zozyo) | ||
un livre (liv) | ||
une maison (kaz) | ||
ma maison | ||
son enfant | ||
vos livres | ||
des livres | ||
les maisons |
2°) Comment traduiriez-vous en français ?
Pyè vini akaz-an-moin.ATTENTION :
Pyè vini = Pierre est venu
/ bèl = est beau
An ka manjé = je mange
... ké vini = viendront
On parle de sandhi (terme emprunté aux grammairiens de l'Inde) pour les modifications phonétiques que peut subir dans la chaîne l'initiale, la finale (sandhi externe) ou l'intérieur d'un mot (sandhi interne) : il s'agit, comme on le voit, de phénomènes d'assimilations.
Grevisse
précise qu'en français, alors que les noms de jours et de mois ne prennent pas d'article (il cite : "Venez mardi, "Décembre est venu"...) sauf détermination explicite : "Venez le mardi 17 décembre". Mais il ajoute : "L'article se met aussi devant les noms de jours quand on indique un fait qui se répète [...] Venez le mardi, tous les mardis, on ne travaille pas le dimanche", et Dominique Fattier commente : "Le créole se montre donc conservateur en offrant des emplois qui sont encore très voisins de ceux que signale Grevisse à propos du français (D. Fattier, 1998, p. 841)