Créole et traduction

Si toutes les langues posent des problèmes de traduction (non correspondance des vocabulaires, incompatibilité des grammaires fort diverses, etc.), dans le cas des créoles dans leurs rapports avec la langue-source (en l'occurrence principalement le français dans le monde créole français), dont ils ne sont sans doute pas encore assez séparés (la "naissance" des créoles n'est en aucun cas antérieure au XVIIe siècle, c'est-à-dire la grande époque des colonisations européennes), les problèmes sont renforcés par l'existence de ce que l'on appelle des situations de diglossie.

Nous voudrions d'abord rappeler une définition de la traduction pour saisir mieux ces problèmes liés à la diglossie. En première approximation, celle de J. Dubois dans son Dictionnaire de Linguistique, semble tout à fait acceptable :

"Traduire, c'est énoncer dans une autre langue (ou langue-cible) ce qui a été énoncé dans une langue-source, en conservant les équivalences sémantiques et stylistiques."

Tout repose; bien entendu, sur ces termes de "sémantiques" et de "stylistiques". Et la question est de savoir si l'on a véritablement deux langues disponibles en diglossie. On peut se référer un instant à Vinay et Darbelnet, spécialistes de la traduction entre anglais et français qui notaient que les traductions d'un bilingue (en l'occurrence un Canadien) ne sont pas celles d'un monolingue - c'est-à-dire de celui qui vit en France dans son univers monolingue. Le traducteur français saura rendre le "SLOW" anglais (panneau) sur autoroute non pas par "LENTEMENT" mais par "RALENTIR", trouvant directement l'équivalence convenable (réalité familière). De même le "slippery when wet", rendu par le Canadien comme "Glissant si humide" ne serait pas traduit littéralement par le Français qui proposerait "Ralentir par temps de pluie" ou "Chaussée glissante".

Cette remarque introductive des deux auteurs, rappelée ici, est destinée à nous faire réfléchir à ce qu'est profondément la traduction : il ne s'agit pas d'une simple reprise dans une autre langue du texte original, mais de la recherche d'une équivalence stylistiquement acceptable, c'est-à-dire qui tienne compte du contexte culturel, ce qui peut amener à des "adaptations" importantes. De ce point de vue, on peut penser que le "meilleur" traducteur n'est pas tant le bilingue natif de la langue originale (langue de départ), que le natif de la langue-cible, élevé dans le contexte de la langue des récepteurs, quasi-bilingue sans doute, mais surtout imprégné de la culture de la langue-cible, apte à manipuler dans la langue-cible indices et connotations.

Vinay et Darbelnet insistent pour souligner que la traduction pose aussi et surtout des problèmes techniques : "il ne suffit pas d'être bilingue pour s'improviser traducteur." C'est en ce sens que nous poserons la question du contexte diglossique dans lequel les auteurs créolophones sont tour à tour auteur et traducteur et nous allons nous efforcer de montrer que, s'il ne suffit pas d'être bilingue pour être traducteur, c'est souvent un handicap d'être diglotte.

La situation de diglossie est effectivement caractérisée par l'usage de deux langues qui se servent mutuellement de niveaux de langues : ce qui est dit dans l'une ne peut être dit dans l'autre et vice versa. Souvent, en outre, les locuteurs diglottes n'ont pas eu l'occasion de développer, dans l'une des langues, l'un des niveaux (qui manque alors concrètement), puisqu'ils passent systématiquement à l'autre langue quand ils sont confrontés à la situation qui suppose le niveau en question. Pour l'une des langues, la langue haute, comme le français par exemple, ce problème n'est posé que pour le diglotte qui n'accède pas aux niveaux les plus familiers alors même qu'il existe par ailleurs du français familier, du français populaire, que d'autres savent manier, et qui permettrait de traduire les niveaux les plus familiers du créole ; pour la langue "basse", le créole en l'occurrence, le recours à un niveau plus soutenu est beaucoup plus problématique : quand on a à parler de façon "relevée", on passe généralement au français, et le niveau haut du créole se confond assez largement avec le français. Ce qui fait qu'il est particulièrement difficile de rendre en créole (dans l'état actuel du développement du créole) des propos ou des textes de niveau soutenu : la tragédie traduite fait sourire (souvent d'ailleurs les auteurs sont heureux de jouer de ce décalage), la Bible devient un ouvrage plutôt comique, précisément du fait de ce décalage à peu près inévitable.

On peut figurer ainsi la délicate question de la traduction en diglossie :

Dans le cas d'une diglossie stricte (fergusonnienne) les rapports des deux langues peuvent être représentés ainsi :

français acrolectal 
 créole basilectal

Le noir indique une absence de niveau de langue, et donc quand il n'y a pas de zone jaune en face d'une zone jaune, la traduction n'est pas possible.

Le bilinguisme, quant à lui, implique l'usage égalitaire de deux langues : tout ce qui est dit dans l'une peut être dit dans l'autre :

français acrolectal 
 créole basilectal

Les diglossies courantes sont rarement strictes. Dans les Antilles, on est indéniablement en marche vers un relatif bilinguisme : si tout ne peut être aisément traduit, un certain nombre de niveaux existent dans l'une et l'autre des langues parlées par les locuteurs ; dans ces conditions, on peut traduire dans toutes les zones où il y a des équivalences possibles, sans faire de ces fausses traductions "obligées" où du français noble est rendu par du créole populaire, du créole familier par du français trop soutenu, etc. - conséquences trop fréquentes de situations de diglossie peu contrôlées :

français acrolectal 
 créole basilectal

Il s'agit bien sûr d'un problème conjoncturel, lié à l'état de développement de la plupart des créoles, et non pas d'une "tare" qui pèserait définitivement sur eux. On peut, et l'on doit, développer progressivement les niveaux permettant de parler de tout en créole, des choses les plus graves, des sentiments les plus complexes, et l'on doit développer également une rhétorique créole pour jouer des niveaux de langue. Mais il faut bien dire que les travaux de développement des créoles aux Antilles ont surtout porté, par crainte de recourir à du français, sur le développement du basilecte : ainsi Jean Bernabé et le GEREC proposent explicitement de combler les trous du basilecte, en y rassemblant toutes les formes les plus éloignées du français, qu'elles soient ou non attestées dans la communication réelle - ce qui tendrait à en faire un "créole construit" à l'issue d'une démarche volontariste.

J. Bernabé dans Fondal-Natal entreprend la description du "créole basilectal". Il justifie ce choix par des raisons sociolinguistiques et politiques. Ce "basilecte" est d'ailleurs partiellement "(re)construit" : quand des "trous" apparaissent dans le basilecte ("En raison de la décréolisation, le basilecte effectif comporte forcément des traits empruntés au français", J. Bernabé, 1983, p. 15), Jean Bernabé recourt au concept de "déviance maximale", qui lui permet de retenir comme appartenant au basilecte "théorique" la forme la plus éloignée du français : "[...] le basilecte tend à s'établir sur la base d'une déviance maximale par rapport au français" (op. cit., p. 16). Dans un article antérieur ("Recherches sur le créole spécifique. 1ère Partie : la désignation des parties du corps humain", Espace Créole, n° 2, 1977, pp. 13-38), J. Bernabé présentait déjà le concept de "déviance" comme fondateur de sa démarche. Dans le cadre d'une recherche lexicale, il montre comment chaque fois qu'un terme donné par les locuteurs apparaît comme semblable au terme français, il convient de provoquer la création d'un terme déviant. C'est ainsi que J. Bernabé propose de remplacer "jansiv utilisé par les créolophones". Il explique : "Nous avons provoqué dans un groupe constitué d'une dizaine d'élèves du secondaire [...] la création d'un mot original pour désigner la gencive" (p. 19). C'est ainsi que l'on arrive à "dyenndan".

Tout le passage qui précède est extrait de M.C. Hazaël-Massieux, 1993, Ecrire en créole, L'Harmattan, pp. 29-30

Mais il existe d'excellentes traductions en créole, car il y a heureusement des écarts entre la théorie et la pratique. On peut ainsi particulièrement apprécier les écrits de Georges Mauvois, martiniquais, qui a réussi en particulier une excellente traduction du Don Juan de Molière : dans cette oeuvre, ni Molière (qui manie de nombreux concepts abstraits) ni le créole ne sont trahis, et cette réalisation mérite de retenir l'attention de tous ceux qui s'intéressent à la traduction.

Ceci est la question la plus importante, mais bien sûr lorsqu'il s'agit de traduire du créole au français ou du français au créole, comme dans toutes les langues, on retrouve les problèmes de différences entre des langues, des cultures (décalages géographique, anthropologique...) qui risquent d'entraîner impropriétés, faux-amis, etc. Une expression qui, dans une langue, renvoie à une réalité quotidienne (cf. par exemple le baiser sur la bouche échangé par deux hommes russes), si elle est traduite littéralement, par exemple en français où ce geste n'est imaginable qu'entre deux amants, prend une signification tout autre que celle qu'il a effectivement dans un roman russe. En français, une "transposition" s'impose pour ne pas "fausser" le sens même du texte russe.

On ne manquera pas d'évoquer aussi les difficultés rencontrées quand, d'une langue qui dit moins, on passe à une langue qui dit plus : s'il est toujours possible de passer d'une langue qui dit plus à une langue qui dit moins (exemple : il n'est pas difficile de rendre "mutton" ou "sheep" anglais par "mouton" français, éventuellement en précisant dans un cas qu'il s'agit de l'animal vivant, ou de la viande dans l'assiette), il est bien plus délicat de passer d'une langue qui dit moins à une langue qui dit plus. Malmberg, citant un exemple suédois souligne ce qu'ajoute automatiquement la traduction de "mon oncle" français par "min farbror", car on dit encore, sans avoir la possibilité de choisir de ne pas le dire, qu'il s'agit en fait du frère de mon père, et non pas du frère de ma mère :

"La différence essentielle entre les langues consiste donc en ceci que les deux éléments sémantiques se succèdent dans certaines langues mais apparaissent combinés sans ordre dans d'autres. Dans le cas de l'oncle, il y a en français une dimension d'ordre ou de hiérarchie. C'est ‘paternel’ qui détermine ‘oncle’, pas inversement. La question d'ordre ne se pose pas en suédois. C'est en ceci que consiste la différence structurale (sémantique) entre les langues. Cette différence complique souvent la traduction mais ne l'exclut pas. » (p. 252).

Malmberg continue :

"Nous pouvons donc résumer en disant que les transformations de ce genre impliquent que l'on change en linéarité, ou succession dans la langue cible un complexe d'éléments qui, dans la langue de départ, ne connaît pas de dimension d'ordre. Toute transformation dans cette direction est donc une simplification structurale, toute transformation dans l'autre sens une complication. C'est dans le cas où la langue de départ représente la structuration la moins développée que la traduction impliquera une spécification exagérée, inutile aux yeux du destinataire. Dans le cas contraire, la traduction présentera un manque gênant de concrétion." (pp. 252-253).

Quand on part d'une langue qui dit plus pour aller vers une langue qui dit moins, on peut toujours éventuellement ajouter syntagmatiquement du sens, sous forme de déterminants, de parenthèses, d'incises, etc., à la limite en recourant à une "note du traducteur" et il est souvent possible de compenser une absence paradigmatique par un développement syntagmatique, à condition toutefois de veiller à ajouter à bon escient : certains développements, certaines périphrases, sans doute "fidèles" au sens contenu dans le mot de départ, peuvent ne plus du tout passer dans la langue d'arrivée. Quand on part d'une langue qui dit moins pour aller vers une langue qui dit plus, le traducteur a une part d’initiative importante : il faut bien choisir, et l'ajout de sens n'est plus un risque mais une obligation. On aimerait se demander comment réduire le sens donné, comment neutraliser ce qui est marqué, comment ne pas faire des distinctions qui sont a priori nécessaires dans la langue-cible. Comment dire "oncle" tout court, quand la langue ne le permet pas ? Cette situation oblige à donner des caractéristiques supplémentaires, et alors quel "oncle" retenir, maternel ou paternel, si le texte de départ ne précise rien, quand en fait s'offre au traducteur plusieurs termes qui tous donnent des précisions qui ne sont pas requises ? Il n'y a là guère de solution (sauf, une fois encore, cette fameuse "note du traducteur") et l'on est de toutes façons obligé d'ajouter du sens au texte - et pas toujours de façon heureuse. En l'absence d'hyperonyme correspondant au terme général de la langue de départ, on va adopter l'un des hyponymes, probablement déjà beaucoup trop précis. Il est intéressant de souligner que par exemple, si en français il existe un hyperonyme comme "siège" pour tous les termes comme "fauteuil", "chaise", "canapé", "tabouret", "pouf" qui ont fait l'objet des analyses sémiques bien connues de Pottier, il n'existe pas d'hyperonyme pour remplacer les termes de "buffet", "vaisselier", "armoire", "bahut", etc. et autres "hauts meubles de rangement". Chaque langue a ses richesses et ses manques qu'il n'est pas toujours facile de gérer. On connaît la citation de Jakobson, 1963 (p. 84)

Les langues diffèrent essentiellement par ce qu'elles doivent exprimer, et non par ce qu'elles peuvent exprimer".


Références citées :

Vinay, J.P. et Darbelnet, J., 1958 : Stylistique comparée du français et de l'anglais. Méthode de traduction, Didier.

Malmberg, B., 1977 : Signes et Symboles. Les bases du langage humain, Editions Picard, « Connaissance des langues ».

Jakobson, R., 1963 : Eléments de linguistique générale, Editions de Minuit.

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