On reviendra fréquemment dans ce cours sur ce que traditionnellement on appelle "diglossie", même si la signification exacte de ce terme doit être précisée, car nombre de créoles doivent être caractérisés pour leur fonctionnement en alternance avec une autre langue (une langue européenne en général), qui se fait selon des règles précises, susceptibles toutefois de connaître des évolutions.
L'un des premiers à avoir développé et défini la diglossie de façon systématique est Ferguson,
dans un article (célèbre) "Diglossia" paru dans la revue Word en 1959 où il s'efforce
de définir ce type de contacts de langues à travers quatre situations précises :
- celle de la Grèce : alternance de la katharevousa et du demotiki
- celle de la Suisse : alternance du suisse alémanique et de l'allemand
- celle des pays de langue arabe, dans lesquelles coexistent arabe littéraire et arabe dialectal
- celle d'Haïti caractérisée par l'usage alternant du créole et du français
Les premières définitions de Ferguson ont été revues et corrigées par Fishman (1971), puis par beaucoup d'autres sociolinguistes au fil des années. Nous éviterons ainsi de nous poser inutilement pour notre propos la question de savoir si la diglossie implique que langue haute (H) et langue basse (B) soient obligatoirement apparentées (Ferguson parlait de deux variétés d'une même langue). En outre force est de constater que ses analyses, peut-être "valables" en 1959, ne sont plus conformes souvent pour la description des rapports entre les langues qu'il décrit : en cette fin de siècle, le démotiki l'a complètement "emporté" sur la katharevousa ; le créole en Haïti n'est plus cantonné dans les domaines que lui assignait Ferguson, ayant progressivement conquis de nombreux champs d'énonciation. En outre, vu le très grand nombre d'unilingues dans ce pays, on peut se demander si le concept de diglossie convient encore, quand on sait que seule une frange de la population est effectivement diglotte (peut-être même bilingue), tandis qu'à peu près 90 % de cette population est unilingue créole.
Il est bien évident que si l'on prend comme point de départ les descriptions des usages données par Ferguson en 1959 pour le créole d'Haïti dans ses rapports avec le français et la description que l'on peut en donner en 1999, l'évolution peut sembler considérable. On peut même émettre des doutes quant à la justesse de la description de Ferguson, ou plus exactement quant à l'échantillon de population retenu pour cette description. Ferguson examinant les rapports entre français et créole, décrit le statut de ces deux langues en Haïti à travers la grille suivante :
. | français | créole |
---|---|---|
Sermons à l'église | ||
Ordres aux serviteurs ou employés | ||
Lettre personnelle | ||
Discours politique, intervention au Parlement | ||
Conférence universitaire | ||
Conversation avec proches (famille, amis...) | ||
Informations à la radio (TV) | ||
Feuilletons | ||
Article de journal | ||
Caricature politique | ||
Poésie | ||
Littérature populaire |
Cette répartition est bien connue, et a été maintes fois discutée. Même si l'on admet que, lorsqu'on se transporte trente ans en arrière, la place attribuée au français correspondait sans doute davantage à la réalité haïtienne la plus apparente, on peut aussi trouver des éléments qui montrent que cette situation était déjà en mouvement - et ce mouvement est confirmé par les témoignages et documents que l'on peut recueillir en 1999 et qui font apparaître une évolution importante.
On peut effectivement constater que même si la tendance est de recourir au créole pour les situations familières (créole qui se présente selon des variétés différentes en fonction de la classe sociale d'appartenance), et au français pour les situations plus formelles, il y a de très nombreux usages qu'on ne peut ignorer et qui amènent à envisager une représentation plus complexe (M.C. Hazaël-Massieux parle de double continuum, mais qui rend mieux compte du fait que la diglossie n'est pas le fait de tout le monde, soit parce qu'il y a effectivement des unilingues (même s'ils sont de moins en moins nombreux en Martinique et en Guadeloupe), mais aussi parce qu'il y a des personnes qui sont susceptibles d'utiliser créole ou français dans la même situation, et donc qui sont en marche vers un véritable bilinguisme.
Il est indéniable qu'existe aux Antilles un français populaire, mais aussi un créole acrolectal (créole distingué). Il serait abusif de ne voir le créole que comme basilectal et le français que comme langue haute. Ce schéma classique de la diglossie qui a eu ses beaux jours est certainement en bonne partie à revoir pour les Petites Antilles.
Se superposent aux Antilles à la fois du créole et du français, qui sont tous deux soumis à une variation géographique, mais aussi sociologique : les lectes d'un locuteur rural ne sont pas ceux d'un locuteur citadin, ceux d'un homme appartenant aux hautes couches de la société urbaine (médecin, avocat...) ne sont pas ceux de quelqu'un qui, bien que résidant en ville, travaille comme conducteur d'engin sur un chantier... Il convient de souligner que le français, deuxième langue largement pratiquée aussi, n'est plus cantonné dans les seuls usages administratifs et formels, même pour les classes populaires : il existe un français "familier", et si ce français familier n'est pas celui qui est pratiqué à Paris ou à Lyon (mais le français familier de Paris n'est pas celui de Lyon !), il existe indéniablement un français populaire des Antilles dont les traits restent à décrire systématiquement. Il est bien évident, également, que le français littéraire des Antilles forgé par des auteurs comme Chamoiseau ou Confiant n'est pas le français que pratiquent les locuteurs spontanément, même s'il s'inspire à l'occasion de ce français populaire. Ce français varie encore en fonction de la classe sociale.
RETOURPour résumer
Diglossie : Terme qui permet de caractériser les situations de communication de sociétés qui recourent à deux codes distincts (deux variétés de langue ou deux langues) pour les échanges quotidiens : certaines circonstances impliquent l'usage de l'un des codes (langue A) à l'exclusion de l'autre (langue B), qui, de façon complémentaire, ne peut servir que dans les situations dans lesquelles la première langue est exclue. Cette définition comporte bien des variations. Il faut souligner que si la plupart des sociétés connaissent d'une certaine façon des situations de diglossie (en France métropolitaine, on peut noter que s'opposent le français utilisé dans les échanges entre amis, pour les courses dans les magasins et le français du cours universitaire ou de la conférence publique), on utilise préférentiellement ce terme pour désigner les sociétés où l'opposition est particulièrement marquée, et souvent renforcée par le recours à deux termes distincts pour désigner les variétés en usage (langue standard/patois par exemple, katharevousa/demotiki en Grèce, français/créole dans la plupart des territoires créolophones). Généralement ces situations sont des situations de conflit entre les langues, l'une des langues (celle qui est utilisée dans les situations de communication considérées comme nobles : écriture, usage formel...) étant alors appelée variété "haute", par opposition à l'autre (celle qui est utilisée dans des circonstances plus familières : conversations entre proches...), considérée comme "basse". C'est à propos de cette seconde variété qu'on entend les locuteurs parfois s'interroger pour savoir s'il s'agit d'une véritable langue.