Quelques définitions du continuum

Un bilan sur le terme de "continuum" est proposé par Bickerton (1973) dans un article où il analyse quelques articles antérieurs, notamment ceux de Le Page Le Page et DeCamp (1960), Alleyne (1963), B. Bailey (1966), De Camp (1971), auteurs qui ont tous utilisé le terme avant lui, et où, enfin, il présente une analyse de la situation de la Guyana à travers les concepts fraîchement redéfinis. Chaudenson et Carayol (1979), après Carayol et Chaudenson (1978) réutilisent ces divers concepts, sans se situer très clairement par rapport à Bickerton, mais sans proposer explicitement de définition nouvelle et en se contentant d'appliquer les concepts en question à la situation réunionnaise.

Un continuum est constitué par l'ensemble des variables attestées dans une communauté linguistique, et cette définition vaut sans qu'on se demande d'ailleurs d'abord si ces variables sont prises dans une ou plusieurs langues, apparentées ou non. Ces variables sont organisées en sous-ensembles (par exemple, les pronoms, le verbe, etc.) A chaque point du continuum, on peut déterminer un lecte (Bickerton parle d'abord d'isolecte), formé donc des variantes retenues. Si la variable "pronom sujet de 1ère personne" (Va) comporte les deux variantes "an" et "moin" (va1 et va2), un lecte L1 sera caractérisé précisément comme ayant retenu l'une des deux variantes attestées, tandis que le lecte L2 serait caractérisé par le choix de l'autre variante. Si le nombre des variables est important et que le nombre des variantes pour chaque variable est aussi non négligeable (Bickerton insiste pour dire que chaque variable n'est pas à envisager en simples termes binaires - par exemple à la limite "présence" ou "absence" -, mais qu'il y a plusieurs variantes possibles), le continuum qui tient compte de toute la variation peut être donc d'une grande complexité. Il s'agit dès lors d'organiser les lectes en une échelle. Les deux bouts de l'échelle sont appelés "acrolecte" d'une part et "basilecte" d'autre part, tandis que toute la zone intermédiaire se nomme "mésolecte". Comme le signale Bickerton dans une note de Bickerton 1973, on devrait, pour être tout à fait conforme, parler de "mésolectes" au pluriel, car il s'agit en fait de l'ensemble des lectes entre les deux pôles. Pour simplifier on parle souvent du "mésolecte", mais c'est en quelque sorte par abus de langage. Cette prolifération de lectes devient très lourde à manipuler et pour éviter de parler d'un nouveau lecte chaque fois qu'une variante nouvelle apparaît, la notion d'"implication" prend alors tout son sens. En fait un lecte est caractérisé en quelque sorte comme un faisceau de variantes, mais entretenant entre elles des relations d'implications : il s'agit d'établir que la présence de telle variante suppose aussi la présence de telle autre qui relève d'une autre variable, ou même d'une autre variable d'un autre sous-système. En fait, même si ces analyses peuvent sembler compliquées, l'idée sous-jacente et qui est rappelée par Bickerton est que, si l'on place la variation au coeur de la théorie, il faut aussi établir que cette variation est régie par des règles. Le rôle du linguiste est de dégager ces règles. Les règles concernant les variables doivent préciser pour un locuteur dans un contexte ou une situation donnés la relative probabilité de réalisation de la règle x ou y (c'est-à-dire la probabilité d'apparition de l'une ou l'autre des variantes de telle variable).

Si le schéma théorique est séduisant car il introduit la variation au coeur même de la description linguistique, la prolifération inévitable des lectes est difficile à gérer : les règles d'implication sont la seule solution pour permettre de réduire les inconvénients liés à la description de la variation, en précisant que si telle variable apparaît alors telle autre est aussi présente. Chaque lecte prend ainsi une dimension moins aléatoire.

Le continuum que Bickerton décrit, et la plupart des auteurs après lui, est un continuum ayant comme pôles les deux langues ou les deux variétés dialectales utilisées dans la diglossie. Pour Bickerton, il y a d'une part le "deep Guyanese Creole" (comme "basilecte" de fait) et d'autre part le "Standard Guyanese English" qui sert d'autre pôle, c'est-à-dire d'"acrolecte" (cf. Bickerton, 1973, p. 647). C'est ce schéma que reprennent Carayol et Chaudenson pour la Réunion, sensibles à l'existence non pas d'une simple diglossie mais d'un "continuum allant du basilecte à l'acrolecte par une série de degrés intermédiaires constituant le mésolecte." (1978, p. 182). Ils justifient le recours au concept de continuum par la volonté d'intégrer la variation dans la théorie, et de ne plus se contenter de parler de "variation libre" comme "simple accident dont il est impossible de rendre compte" (ibid. p. 182).

"Un continuum se caractérise donc par la présence d'un "dia-système" bipolaire allant d'un "acrolecte" caractérisé par des formes socialement valorisées à un "basilecte" correspondant à l'état de langue dévalorisé socialement. Bien entendu, l'acrolecte et le basilecte possèdent en commun un nombre considérable de traits linguistiques et la différenciation ne porte que sur un nombre limité d'éléments, ce qui permet une relative intercompréhension entre les deux pôles du continuum." (Carayol et Chaudenson, 1978, p. 182).

Bibliographie