Bref panorama concernant la littérature de la Caraïbe

On peut considérer que les premiers textes vraiment "littéraire" en créole (il existe des textes anciens, dont certains sont de simples citations en créole, qui ne sont pas à proprement parler des textes littéraires, même s'ils sont intéressants comme témoignages sur la langue) sont très souvent marqués par la littérature orale. Le tout premier texte dans la Caraïbe est sans doute le poème, "Lisette quitté la plaine" (1757), de Duvivier de La Mahautière : la poésie est la forme élaborée la plus proche de l'oralité, du fait de ses exigences phoniques.

Dans les débuts de la littérature créole, on trouve aussi

Il convient sans doute de traiter à part les "traductions" ou adaptations de la Bible en créole, surtout nombreuses au XIXe siècle, mais dont on trouve des témoignages dès le XVIIIe siècle, notamment avec la fameuse "Passion selon St Jean".

Au XVIIe siècle, quelques citations célèbres sont relevées qui attestent de l'existence de créoles : c'est le cas, d'abord et curieusement, des citations de créole en latin (!) faites par le Père Pelleprat (note 1) :

"" [...] Longum esset genuina eos lingua instrueri solusque posset foeliciter qui omnium imbutus esset facultate linguarum ; quare non eos ante ediscimus quam Gallice loqui adductos, quam citissime autem ediscunt ut cogitata mentis enunciare facile possint et dominis explicare, a quibus omnino pendent ; ad vulgarem loquendi modum, nostrum conformamus. Saepius utuntur infinitifis verbis (ex.gr.) Ego orare Deum, Ego ire ad Ecclesiam, Ego non comedere, hoc est, Deum oravi, in Ecclesiam ivi, Ego non comedi, addito vero futuri praeteritive temporis adverbio, dicunt, Cras ego comedere, heri orare Deum, id est, Cras comedam, Heri Deum oravi, atque ita de reliquis. Hac loquendi ratione utimur cum eos primo instituimus... "
[Traduction : Il serait bon de les former dans leur langue maternelle et seul pourrait le faire avec succès celui qui serait particulièrement doué pour les langues ; c'est pourquoi nous ne les comprenons pas avant qu'ils soient parvenus à parler en français, mais eux comprennent très rapidement comment il leur est facilement possible d'exprimer leurs pensées et de les expliquer à leurs maîtres dont ils dépendent pour tout ; nous nous conformons à cette façon vulgaire de parler. Généralement, ils utilisent les verbes à l'infinitif Moi prier Dieu, Moi aller à l'église, Moi pas manger, ce qui veut dire J'ai prié Dieu, Je suis allé à l'église, Je n'ai pas mangé. On ajoute un adverbe de temps pour le futur ou le passé : Demain moi manger, Hier prier Dieu, ce qui veut dire Je mangerai demain, J'ai prié Dieu hier, et ainsi de suite. Nous utilisons cette façon de parler lorsque nous commençons à les former.]."

Mais c'est aussi le cas de brèves citations chez les Pères Chevillard (1659), Dutertre (1671) et Mongin (1676-1682)(note 2).

Au XVIIIe siècle, on connaît encore des citations célèbres : c'est par exemple le cas de "To papa li", phrase relevée par le Père Labat (note 3) et largement commentée. Mais le XVIIIe siècle est aussi l'époque des premiers textes longs et significatifs : outre la fameuse "Passion selon St Jean" (anonyme), datée de 1750 environ, le premier poème en créole connu, "Lisette quitté la plaine" de Duvivier de La Mahautière, qui nous est parvenu à travers divers intermédiaires (note4), date de 1757.

La pièce de Clément, Jeannot et Thérèse, retrouvée et publiée récemment par Bernard Camier et M.C. Hazaël- Massieux, est une parodie du Devin du Village de Jean-Jacques Rousseau. La version de 1783 qui est accessible est du plus grand intérêt pour situer le créole du Cap vers la fin du XVIIIe siècle. Un article de M.C. Hazaël-Massieux sur cette question de la langue est paru dans Creolica.

A la fin du XVIIIe siècle, dans la période révolutionnaire, on trouve les proclamations d'abolition de l'esclavage (première abolition), tandis que se poursuivent les écrits poétiques, politiques ou religieux.

Le XIXe siècle est une période très riche du point de vue de la littérature en créole. Même si la littérature reste assez conventionnelle, c'est-à-dire reprend des genres et des styles de la littérature européenne, souvent d'ailleurs par le biais de la traduction/adaptation (c'est le cas par exemple des Fables adaptées de La Fontaine ou de Florian), elle connaît un véritable succès : la poésie et le théâtre se rencontrent un peu partout dans le monde créole. Pour le roman, en revanche, il faudra attendre la fin du XIXe siècle, si l'on considère Atipa de Parepou, effectivement comme le "premier roman en créole" : cette oeuvre guyanaise, retrouvé dans les années 1980, nous apparaît plus comme un documentaire sur la vie à Cayenne au XIXe siècle que comme un véritable roman. Mais c'est en tout cas un texte en prose d'une certaine longueur, qui met en scène un orpailleur circulant dans les rues de Cayenne et y rencontrant successivement ses divers amis - occasion de commenter la vie quotidienne dans la ville guyanaise, les coutumes, les traditions.

Il faudra d'ailleurs attendre assez tard dans le XXe siècle pour voir paraître de véritables romans créoles avec Franketienne, Ernest Célestin-Mégie, Raphaël Confiant... De fait la liste des auteurs s'arrête assez vite ; on y adjoint généralement les noms des auteurs de nouvelles (comme Térèz Léotin à la Martinique ou Sylviane Telchid en Guadeloupe, et quelques autres), mais l'ensemble reste mince révélant la difficulté d'écrire un texte un peu long et qui suppose une nette mise à distance (c'est-à-dire de pouvoir parler in absentia durablement) dans une langue encore essentiellement orale, où l'on n'est pas habitué à se passer des références constantes à la situation de discours.

Au XIXe et au XXe siècle de nombreux noms de poètes méritent d'être cités, à côté des auteurs qui s'illustrent dans la fable comme Marbot, inaugurant toute une postérité avec les imitations qui seront faites de ses fables par Georges Sylvain (HaÏti), Rodolphine Young (Seychelles), et plus près de nous on verra encore des fables de Le Juge de Segrais (dans les années 30-60 à l'Ile Maurice) ou de M.T. Lung-Fou (Martinique, 1973). On trouvera des poètes qui s'adonnent à la poésie lyrique en toute zone, et tout particulièrement au XXe siècle, où l'on ne compte plus les poètes créoles, ce qui permet d'éditer des anthologies de la poésie, aussi bien dans la Caraïbe (cf. L.F. Prudent, 1984) que dans l'Océan Indien avec Alain Armand et Gérard Chopinet, 1983) (note 5). Mais c'est également le cas en Haïti où l'on a l'anthologie de Jean-Claude Bajeux, Mosochwazi Pawol Ki Ekri An Kreyol Ayisyen. Anthologie de la littérature créole haïtienne, 1999. On ne voit d'ailleurs guère la mise en oeuvre ou la fixation de nouveaux canons de la poésie créole (la poésie française, notamment parnasienne, reste le modèle de la plupart des poètes jusque vers le milieu du XXe siècle : une bonne illustration de cette tendance où la poésie créole rime selon les modèles de la poésie française nous est donnée par la poésie de Gilbert Gratiant (cf. Fab' compè zikak), poète martiniquais qui a laissé une oeuvre abondante, écrite en créole avec une assez grande aisance.

Toutefois, au-delà des années 70-80, une poésie créole originale se fait jour. On citera par exemple Dev Virahsawmy à l'Ile Maurice, dont beaucoup d'oeuvres sont accessibles sur le web, Joby Bernabé en Martinique, mais aussi Hector Poullet, Sony Rupaire et beaucoup d'autres qu'on ne peut mentionner ici (note 6).

Le théâtre avec pièces et saynètes se porte également bien. C'est un genre qui, dès l'origine, a connu les plus vifs succès et donc a changé profondément de forme. Du théâtre en Vaudeville du XVIIIe siècle, au théâtre le plus contemporain avec des oeuvres originales ou des traductions d'auteurs du XXe siècle comme Koltès, le théâtre créole ne cesse de susciter l'intérêt du public, surtout quand il garde son caractère populaire. Le théâtre des rues de ce fait attire beaucoup plus de spectateurs, indéniablement, que le théâtre savant donné dans les festivals d'intellectuels, en France ou dans les Départements d'Outre-Mer. On citera le nom de Vollard à la Réunion, et pour le théâtre des Petites Antilles, on ne peut que renvoyer à la thèse très complète de Stéphanie Bérard sur le théâtre depuis les années 1970.

La littérature écrite, quelle que soit la forme finalement retenue (poésie, théâtre, roman, nouvelle...) est fortement marquée par la littérature orale : les contes créoles, notamment, sont une source d'inspiration constamment renouvelée - ce qu'a par exemple pu montrer stéphanie Bérard qui insiste aussi sur le rôle du carnaval ou de différents rituels dans les mises en scènes théâtrales.

(A suivre...)


Note 1 : P. Pierre Pelleprat, 1656 : Relations des Missions des P.P. de la Compagnie de Jésus dans les isles et dans la Terme firme de l'Amérique méridionale, Paris, S. & G., Cramoisy..

Note 2 : Toutes références et commentaires de ces courts textes peuvent être trouvées dans l'ouvrage de G. Hazaël-Massieux, 1996, Les créoles : Problèmes de genèse et de description, Publications de l'Université de Provence, en particulier dans le chapitre sur "L'expression de la détermination en créole de la Caraïbe".

Note 3 : Nouveau voyage aux Isles de l'Amérique, chez J.B. Delespine, Paris, 1742, réédité en 1972, Fort-de-France, Editions des Horizons Caraïbes en 4 tomes.

Note 4 : A part la version de Moreau de Saint-Méry que nous donnons ici, on connaît une version chez Ducoeurjoly, mais également chez Turiault (1873-1876). A époque contemporaine, de nombreuses versions circulent, mais dont l'authenticité est disutable et qui présentent d'importantes variantes par rapport aux versions originales, ne serait-ce que parce que les auteurs du XXe siècle sont souvent soucieux de mettre ces textes dans des orthographes plus conformes aux tendances actuelles et commettent de ce fait parfois des erreurs d'interprétation. Par exemple, si l'on transforme toutes les marques de 1ère personne (mon ou moin ici) en une forme unique "moin", il n'est plus possible de se poser la question d'une éventuelle répartition des formes dans le texte original.

Note 5 : Notons qu'il existe diverses publications regroupant des textes littéraires des mondes créoles, publiés à date plus récentes, mais ces anthologies concernent la littérature francophone, même s'il est fait mention d'auteurs créolophones. On pense par exemple aux ouvrages publiés chez Belin-Sup, Lettres, Littératures francophones, et notamment au tome II de Jack Corzani, Léon-François Hoffmann, Marie-Lyne Piccione consacré aux "Amériques - Haïti, Antilles-Guyane, Québec".

Note 6 : En revanche pour tous ces auteurs et beaucoup d'autres, c'est-à-dire pour avoir une information complète sur les auteurs des îles créoles, on se reportera au site Ile-en-Ile, source irremplaçable d'information.