Le statut des créoles

Rappelons qu'il s'agit ici d'un cours centré sur le créole des Petites Antilles. Effectivement, il existe plusieurs créoles français, tous différents, malgré des ressemblances (d'ailleurs souvent trompeuses) liées à leur origine commune (essentiellement le français populaire du XVIIe siècle), et il faut bien noter que les connaissances acquises dans l'un des créoles ne peuvent pas permettre de comprendre spontanément un autre créole.

Il existe par ailleurs (on le mentionnera ici pour mémoire) des créoles issus d'autres langues colonisatrices : ainsi des créoles portugais (parlés par exemple au Cap-Vert, en Guinée Bissau et dans d'autres pays notamment d'Amérique), des créoles néerlandais (Negerhollands, en voie de disparition, mais des éléments de néerlandais sont perceptibles en sranan ou saramacan, même si ces créoles ont été largement relexicalisés en anglais), des créoles anglais (jamaïcain, gullah, sranan, krio de Sierra Leone...), des créoles espagnols sans doute (on discute encore largement pour savoir si le papiamento, langue en pleine expansion, est un créole à base espagnole ou à base portugaise, mais on peut citer le palenquero en Colombie, ou le créole des Philippines).

Les créoles sont bien des langues au sens où l'on peut utiliser ce mot pour désigner "tout système linguistique servant à communiquer", mais la question du statut des créoles se pose d'entrée de jeu à qui veut les découvrir.

Il est fréquent d'opposer langues à dialectes ou à patois, (en faisant le choix de n’appeler "langue" que ce qui jouit d’une reconnaissance politique et culturelle explicite), et de recourir à l'un ou l'autre de ces derniers termes, quand on pense qu'une "langue" occupe une place "inférieure", pour des raisons qu'il convient ici d'expliciter.

De fait, les langues ne remplissent pas toutes les mêmes fonctions, et ne jouissent pas toutes du même statut : certaines sont des langues nationales, certaines ont un statut officiel, d'autres, sont seulement la langue qu'un groupe de population utilise pour ses échanges quotidiens. Il n'y a aucune raison de refuser le nom de "langue" aux idiomes qui ne sont pas écrits et n'ont pas le statut de "langue officielle". Le terme de "langue" renvoie à tout système linguistique, doublement articulé (cf. les définitions de première et deuxième articulation) et servant à communiquer. Cependant, il est effectivement fréquent d'entendre appeler "dialectes" ou "patois" toutes les langues non écrites, ou les langues "locales". J. Dubois, dans son Dictionnaire de linguistique donne comme définition :

"Le dialecte est une forme [nous dirions une variété] d’une langue qui a son système lexical, syntaxique et phonétique propre et qui est utilisé dans un environnement plus restreint que la langue elle-même. Employé couramment pour dialecte régional par opposition à "langue", le dialecte est un système de signes et de règles combinatoires de même origine qu’un autre système considéré comme la langue, mais n’ayant pas acquis le statut culturel et social de cette langue indépendamment de laquelle il s’est développé." (p. 149)

N'oublions pas que le premier sens du mot dialecte est d'abord celui de "forme spécifique conférée à une langue par l’évolution diachronique différenciée selon les régions" (que rappellent Arrivé, M., Gadet, F., Galmiche, M. 1986 : La grammaire d’aujourd’hui. Guide alphabétique de linguistique française, Paris, Flammarion).

Ces sens se rejoignent, mais n'ont a priori rien de péjoratif, et le terme de "dialecte" ne désigne en aucun cas une langue "inférieure", si l'on en reste au plan des définitions. La confusion entre "dialecte" et "patois", est induite par le fait qu'en France, actuellement, les dialectes sont tous en situation patoisante, et depuis le XIXe siècle sont fortement dévalorisés. On préférera réserver le terme de "patois" (ou mieux de parler de "situation patoisante") pour désigner des langues ou des dialectes dévalorisés, souvent en voie de disparition. Il est regrettable de se priver de l'un des termes en les confondant. Le dialecte sera donc principalement une variété géographique d'une langue (historiquement dérivée) tandis que le patois, langue ou dialecte souvent dévalorisé et donc en voie de disparition, sera caractérisé principalement par les traits suivants :
- il s’agit d’une langue non écrite, opposée d’ailleurs de ce fait à une variété standard chargée des fonctions d’écritures ;
- il s’agit d’une langue qui ne permet pas de tout dire, car on a pris l’habitude de recourir à une autre langue pour certaines fonctions (cf. les fonctions dites "nobles", confiées à la "langue haute", cf. diglossie ;
- il s’agit d’une langue parlée par les couches les plus âgées de la population, et qui est de ce fait en voie de disparition: on peut d’ailleurs évaluer la vitalité d’un "patois" par l’âge de ceux qui le parlent (cf. les plus de 70 ans, les plus de 30 ans, etc.).

Pour expliquer la valeur péjorative attachée à la notion de patois, on se reportera à l’étymologie discutée mais proposée de ce mot : déverbal de l’ancien français patoier "agiter les mains, gesticuler (pour se faire comprendre comme les sourds-muets)", puis "se comporter, manigancer", dérivé de patte au moyen du suffixe -oyer, d’après le Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, sous la direction de A. Rey.

Exemple : Quand on dit que le créole des Petites Antilles est un patois, il faut sérieusement nuancer ce jugement :
- le créole est effectivement à peu près non écrit
- son usage est limité essentiellement à des situations familières : il n’est pas utilisé réellement pour les conférences universitaires, pour l’administration, etc. Son vocabulaire de la philosophie est au moins indigent !
- mais les enfants le parlent tous ; des enfants "étrangers" scolarisés aux Antilles l’apprennent en quelques mois par l’usage et le pratiquent dans la cour de récréation.

Et, par là, le cas du créole est différent de celui du breton :
- si le breton est peu ou pas écrit
- et que son usage est limité effectivement à des situations familières quotidiennes
- les enfants tous scolarisés en français ne le parlent pas ; il n’est au mieux que compris des 40-60 ans qui eux-mêmes avouent ne pas le parler, etc.

Un dialecte ou une langue qui n’est plus parlée que par les plus de 70 ans n’a guère de chance de survivre ou de revivre. En revanche, si toute la population le parle, avec une politique linguistique bien menée, une langue ou un dialecte peut conquérir ses "lettres de noblesse" : on peut progressivement l’écrire, l’enseigner, le doter d’une littérature, etc. - encore faut-il que ses locuteurs veuillent participer à son développement, ce qui n’est pas toujours le cas, car ils sont souvent réticents à l’égard d’une langue dévalorisée.

On décrit souvent les situations d'usage des créoles en disant qu'il s'agit de situations de diglossie, c'est-à-dire des situations où coexistent de façon inégalitaire deux langues au sein d'une même communauté linguistique (cf. R. Chaudenson, 1989, Créole et enseignement du français, p. 162). Ces deux langues sont souvent un créole et le français, parfois un créole à base française et l'anglais (cas de Sainte-Lucie ou de la Dominique dans la Caraïbe, et parfois même il s'agit non pas seulement de la coexistence de deux langues, mais de trois voire quatre langues qui sont utilisées en alternance, selon des règles qui peuvent sembler complexes mais qu'un locuteur natif, intégré dans sa communauté maîtrise "naturellement" : c'est par exemple le cas de l'Ile Maurice où coexistent non seulement un créole (à base française, le mauricien), mais l'anglais, le français et également des langues indiennes ainsi que le bodjpouri, souvent défini comme un "créole à base indienne" (véhiculaire utilisé essentiellement par la population d'origine indienne). Ces langues, de statut inégalitaire, ne sont précisément pas interchangeables, et selon les circonstances, selon l'interlocuteur, on recourra à l'une plutôt qu'à l'autre. On dit aussi parfois que les langues dans les situations de diglossie sont en complémentarité fonctionnelle.

Exercice

On étudiera les alternances de codes

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