La prononciation du créole

Les créoles français sont des langues jeunes qui n'ont pas de longues traditions graphiques. On se pose précisément à l'heure actuelle la question du système de représentation écrit le plus adéquat, car ce sont des langues jusqu'alors essentiellement orales : c'est-à-dire qu'elles sont utilisées essentiellement pour les échanges quotidiens, et que les textes écrits dont on dispose, ont été, en fonction d'ailleurs de l'époque de leur notation

  • transcrits en fonction du modèle qui s'offrait au scripteur, c'est-à-dire donc "à la française" jusqu'à une époque toute récente,
  • selon les principes d'une transcription phonétique depuis les années 1970 surtout, les linguistes chargés de la notation ayant acquis une compétence dans divers alphabets phonétiques dont l'Alphabet Phonétique International (API), le plus utilisé.

    Même si la lisibilité véritable d'un texte implique que l'on ne se contente pas d'une simple transcription phonétique, mais que l'on puisse élaborer le système graphique en tenant compte d'autres impératifs que la seule reproduction sonore immédiate : le lecteur adulte lit des yeux, pour lire vite, et il est important qu'il reconnaisse l'unité linguistique, pour pouvoir alors la prononcer correctement s'il doit la lire à haute voix, plutôt que de se voir simplement rappeler la prononciation, qui peut d'ailleurs se modifier en fonction du contexte immédiat, ou de la région d'origine du locuteur ; si l'on se contentait d'une transcription phonétique pure et simple, la vision de chaque syllabe correctement prononcée sans doute, ne permettrait pas la lecture aisée, mais simplement un déchiffrement laborieux. Un certain nombre de données graphiques permettent ainsi de donner au lecteur des informations grammaticales indispensables pour la compréhension correcte et rapide du texte qu'il a devant les yeux.

    Ceci dit, pour le lecteur qui découvre le créole écrit, il est bon de formuler les règles de "prononciation" de cette langue une fois transcrite, surtout si le lecteur en question a d'autres habitudes de lectures (lecture usuelle du français ou d'une autre langue : ainsi en français beaucoup de lettres sont muettes, en créole, nous verrons que toutes se prononcent), ou s'il est étranger à la langue et s'interroge très légitimement sur la prononciation exacte de chaque lettre, sachant que, d'une langue à l'autre, une lettre ou un groupe de lettres ne se prononce pas toujours de la même façon : cf. "ch" prononcé [ʃ] en français, [k] en italien, [ç] ou [x] selon le contexte en allemand, etc.

    Nous dirons donc qu'en créole des Petites Antilles (du moins dans les graphies contemporaines, car les graphies en usage dans les textes plus anciens, XVIIe-milieu du XXe siècle sont assez largement "étymologiques" et comportent donc quantité de lettres qui ne doivent pas être prononcées),

    Le tableau suivant résumera les graphies utilisées (lettre unique ou digraphe), leur valeur phonétique, donnera un exemple créole du même son, et un exemple français :

    Lettrephonétique (API)Exemple créolesignificationExemple français
    i[i]livlivrelivre
    é[e]léléfouet pour battre les sauces, fait d'une branche se séparant en deux ou trois rameauxcafé
    è[ɛ]lèlèhomme qui est mauvaise langue, cancanierbête, fer
    a[a]kakocacaotable
    ô ou ò[ɔ]bordbord, fort, corps
    o[o]bobaiser (nom), embrasserbeau, lot, tôt
    ou[u]foufoucolibri, oiseau-mouchecoup, fou
    u[y]chuval, butin (note 1)cheval, chosepur, tutu, cru
    eu[ø]keu, dufeu (note 2)queue, feu queue, feu
    eu[œ]keur, seul, jeune(note 3)coeur, seul, jeunecoeur, seul
    an[ã]adandansdans, temps
    on[õ]on, yonunbond, rond
    in (noté "en" par le GEREC)[ẽ]chabin, finchabin (type humain), faimlapin, faim, rein
    p[p]papa, lapopapa, peaupapa, pile
    b[b]ba, bitindonner, chosebanc, bras
    t[t]tiniavoirtable, porte
    d[d]didiredindon
    k[k]kè, kinbécoeur, tenircafé, queue
    g[g]gèl, gadébouche ou gueule, regardergueule, garde
    f[f]fanm, fèyfemme, feuillefemme, feuille
    v[v]voyéenvoyervol, visage
    s[s]sòs, sèsauce, soeursinge, soeur
    z[z]zozyo, zyéoiseau, oeil ou yeuxrasoir, zig-zag
    ch[ʃ]chimincheminchat, chemin
    j[Ʒ]janmé, jounoujamais, genoujambe, jour
    m[m]manman, manjémère, manger (ou repas)maman, mur
    n[n]nonmhommenavire, noix
    ny, (ou -gne, en finale)[ɲ]nyanm, montangneigname, montagnegnon, montagne
    l[l]lari, lékòlrue, écolelame, lit
    r[r]diririzriz, roue
    y[j]pyé, yanmpied, ignameyeux, famille
    u[ɥ]lanuit (note 4)nuitfuite, nuit, huit
    w (écrit parfois "ou" dans certains contextes)[w]wou, bouèroue, boireouate, bois

    Note 1 : La réalisation d'une palatale arrondie dans certains mots créoles (souvent en lieu et place de "i") est indéniablement une variable régionale (fréquente aux Saintes) ou sociale (le "u" étant considéré comme distingué, certains locuteurs le placent même, à l'occasion, là où il n'est pas requis). Il est toutefois nécessaire de prévoir sa représentation graphique, utile souvent : on ne saurait toujours remplacer "u" par "i" ou "ou" (même si les formes "chival" et "chouval" sont attestées, ou la forme "bitin" la plus fréquente, elles ne sont pas produites par les mêmes locuteurs, et on ne peut totalement se priver du symbole "u" - d'autant plus que, comme on le verra plus bas, "u" représentera aussi très aisément la semi-consonne [ɥ], elle absolument indispensable, car seule forme attestée pour rendre des mots comme "uit" (huit), "lanuit" (nuit), "juiyé" (juillet), etc.
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    Note 2 : On rencontre exactement les mêmes problèmes pour cette autre palatale arrondie (plus ouverte) qui se rencontre cependant dans certaines variétés "acrolectales" de créole et dans certaines régions en lieu et place de "é" (la prononciation la plus fréquente pour ces mots étant "ké", "difé").
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    Note 3 : Les exemples de ce son étant tellement peu nombreux (il ne se rencontre pratiquement que dans un contexte où la consonne française est latente), que l'on peut ne pas prévoir une notation différente du précédent : on le notera donc "eu", s'il est besoin de le manifester : la notation de la consonne suivante évitera les confusions : (cf. "jeune") et garantira la prononciation "ouverte". Mais l'usage préfère à peu près partout la prononciation non-arrondie (là encore on ne rencontre "eu" que dans des variétés très acrolectales : il y en a quelques attestations dans la version que nous donnons de "Lapin ki vlé mandé Bondyé lèspri") : ailleurs, on trouvera : "kè", "sèl", "jèn"...
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    Note 4 : La réutilisation de la lettre "u" déjà utilisée pour la voyelle [y] (cf. plus haut) ne pose pas de problèmes, étant donné la rareté de la semi-consonne, qui de toutes façons apparaît dans un autre environnement que le "u" voyelle.
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