Catéchisme en langue créole

précédé d'un essai de grammaire sur l'idiome usité dans les colonies françaises

par M. Goux
Missionnaire apostolique à la Martinique




1842

L'auteur de cet opuscule avait d'abord traduit le petit catéchisme dit des Ursulines, déjà en usage pour ceux qui n'ont pas beaucoup de loisir, et qui contient un cours complet de la doctrine chrétienne ; mais son impression n'a pas été autorisée, par le motif que c'était en français qu'on voulait l'ouvrage demandé par le ministère de la marine, auquel l'auteur n'avait point eu l'intention ni la prétention de concourir, puisqu'il avait commencé son travail avant la dépèche ministérielle.

Cependant sur l'avis de personnes sages et compétentes dans cette matière, il s'est borné à ce petit catéchisme, principalement pour l'application des règles de la Grammaire dont on reconnaît l'utilité pour les missionnaires et les frères des écoles. C'est ce qui l'a décidé à le faire imprimer en France, dans l'espoir qu'il pourra servir à d'autres.


ESSAI DE GRAMMAIRE


du langage des Noirs dans les Iles françaises d'Amérique
pour servir d'introduction à l'usage du catéchisme qui suit.


Il n'est pas possible d'intituler autrement ce que nous offrons touchant le langage usité parmi le plus grand nombre des personnes qui habitent les Colonies, soit françaises, soit anglaises (note 1), qui ont autrefois appartenu à la France. Car ce langage n'a pas de règles fixes sur un grand nombre d'articles, comme nous le verrons dans le cours de cet opuscule ; quoiqu'on puisse néanmoins lui en assigner d'assez précises.
Nous pourrions parler avec beaucoup plus d'assurance, s'il s'agissait de régulariser ce langage et le soumettre aux règles qu'il pourrait comporter, eu égard au génie qui lui est propre. Mais il s'agit de le prendre tel qu'il est, et de le faire comprendre aux personnes qui, par devoir ou par tout autre motif, veulent en avoir une idée suffisante.
Pour parvenir à ce but, nous avons cru qu'il suffisait de parler succinctement des principales parties du discours. Nous suivrons donc l'ordre grammatical ordinaire.

1° L'ARTICLE est le même qu'en français. Ainsi on dit : le jardin, la case ; mais l'article indéfini s'écrit d'une autre manière ; au lieu de dire un, on dit on, ion et n'a point de féminin, exemple : mon voit ion gibié, je vois un oiseau ; mon porté on ou ion lett bâ vous, je vous ai apporté une lettre. Quand ce mot est nom de nombre, il s'écrit ionn. Il faut remarquer que le plus souvent on supprime l'article ; ainsi on dit : mon qu'allé dans jardin ; io qu'allé dans grands bois, pour, je vais dans le jardin ; ils vont dans les grands bois. Très souvent néanmoins on met les deux articles indéfini et défini, parce que les noirs regardent ce dernier comme partie intégrante de certains noms, comme dans cette phrase : io planté ion la croix : ce qui est encore plus sensible au pluriel : io planté deux la croix.

2° LE NOM est aussi le même qu'en français, excepté qu'il s'écrit et qu'il se prononce quelquefois différemment. Il y en a pourtant qui sont particuliers à ce langage. Les plus usités sont bagage ou bagaïe, pour objet ; choïe, pour chose ; caïe, pour case ; canari, pour cuisine ou vase pour faire cuire ; mounn, monde ou une personne ; zombi, revenant ou spectre ; gogo, une personne qui porte le même nom qu'une autre ; l'air, pour place ; bail l'air, faites place ; ion mamè, pour une religieuse ; un prêtre, ion pè (à la Martinique seulement, ich, pour enfant), etc. Plusieurs finissent en ment, les noms qui n'ont pas cette finale : exemple : gênement, pour gêne, etc. Quelquefois on fait un seul mot d'un adjectif et d'un nom : Bon-dié bon, bel beau-temps. On fait aussi des noms avec le pronom possessif français et un nom : exemple : ma-dame moin, ma-tante toé, mon-onque li.

3° L'ADJECTIF est ordinairement sans genre ; exemple : pain là pas bon ; maman là c'est ion bon maman. Il peut avoir un pluriel.
L'adjectif vié ou vieux est ordinairement employé pour désigner la mauvaise qualité d'une chose, comme dans ces phrases : vié du vin, vieux de l'huile, pour mauvais vin, mauvaise huile. Ces exemples font voir que dans cet idiome, on place souvent l'article entre l'adjectif et le nom qui le suit, même quand il est précédé de la préposition de ; autre exemple : c'est ion bel l'Eglise.
Le comparatif s'exprime par le mot passé, placé après le comparatif français ; exemple : plus doux passé miel.
Le superlatif s'exprime par ces mots tout plein, placés après l'adjectif ; exemple : vous aimable tout plein. Quelquefois on les répète deux ou trois fois.

4° LE PRONOM
Les pronoms personnels,
Sing. Mon, to li.
Plur. Nous vous, io ou ieux.
Ce dernier est toujours régime.

Les pronoms possessifs,
Sing. Moin, to ou toé, li.
Plur. Nous, vous, io.

Ces derniers se placent après le nom ; exemple : ich moin, maman toé, bagaïe li. A la Guadeloupe, on met à entre le nom et le pronom possessif ; exemple : petite à moin, etc.
Le pronom démonstratif s'exprime par le monosyllabe , placé après le nom ; exemple : pied bois là chèce, cet arbre est sec ; bananes là mis, ces bananes sont mûres. Souvent ce même monosyllabe est placé après les noms sans être démonstratif, comme dans cette phrase : jardin vous là bel, votre jardin est beau.
Pour dire le mien, le tien, le sien, le nôtre, le vôtre, le leur, on dit : c'est cela à moin, c'est cela à toé, c'est cela à li, c'est cela à nous, c'est cela à vous, c'est cela à io, en élidant le premier e.
Cela là, pour celui, celle, ceux, celles, celui-là, celle-là, ceux-là, celles-là.
Que relatif se sous-entend toujours.
Qui, que, lequel, etc. , relatifs s'expriment par qui ; exemple : macaque save qui pied bois li qu'a monté. Il connaît les raisons qui le font agir (note 2)
Qui et que interrogatifs s'expriment par le monosyllabe ça ; exemple : ça vous qu'a fait ? que faites-vous ? çaça ié ? qu'est-ce que cela ? ça qui ? qui est-ce qui ? Quil est-ce ou ça qui ? lequel est-ce ? exemple : ça qui vini là ? qui est-ce qui est venu ?

5° DU VERBE. Les verbes ne sont presque usités qu'au participe passé ; car ce temps, combiné avec certains mots, forme les différents temps du verbe, comme : mon qu'a fait, mon té qu'a fait, mon fait, mon té fait, mon qué fait ; cependant on dit : mon qu'a travail.
Les verbes les plus en usage sont : tni ou tini, aller, fair ; solliciter, qui signifie secourir, avoir soin ; vlé, vouloir ; save, savoir ; crier, nommer, appeler ; chonger, se souvenir ; serrer, cacher ; bo, baiser, embrasser ; espérer, seul employé pour attendre ; piéter, épier, espionner ; goumer, se battre, macayer (note 3) manger à toute heure ; nannan (enfantin), manger, verbe et substantif ; virer, retourner sur ses pas, revenir subitement ; pougaller, chasser avec de mauvais procédés et même avec violence ; mété, mettre ; éclairer, briller ; gagner, acheter, etc. ; bail ou ba, qui vient du vieux verbe bailler, qui signifie donner. Ce dernier est même employé quelquefois de manière à faire pléonasme, ou signifie pour ; exemple : rendd service bail chagrin, rendre service donne du chagrin ; mouché envoyé ion lett bâ vous, monsieur vous a envoyé une lettre. Tini est le verbe français avoir, considéré principalement comme actif ; exemple : ravett pas tini raison devant poule, la raison du plus fort est toujours la meilleure.

, qui remplace ordinairement l'auxiliaire être, se supprime presque toujours ; exemple : cabrit pas malin pas gras, il faut être fin pour réussir ; mais ce dissylabe s'exprime le plus souvent dans les phrases interrogatives ; exemple : outi io ié ? où sont-ils ?

Save, vlé, tini, connoitt, n'admettent pas qu'a devant ; exemple : mon pas save, to pas vlé, li pas tini, nous pas connoitt, etc., je ne sais pas, tu ne veux pas, il n'en a pas, nous ne connaissons pas.

Plusieurs verbes français ont une de leurs syllabes et conservent néanmoins la même signification, comme lumer, allumer ; river, arriver, mander, demander, couter, écouter, paré, préparer, vinir, devenir et venir, etc.
Verbes composés de deux mots : porter-vini, apporter, porter-allé, emporter ; porter-monté, porter-descendd.
Les verbes n'ont point de passif.

CONJUGAISON DU VERBE FAIR

Indicatif présent


Sing. :mon qu'a fait (note 4)
To qu'a fait;
Li qu'a fait.
Plur. :Nous qu'a fait.
Vous qu'a fait.
Io qu'a fait.

Imparfait
Sing. Mon té qu'a fait, etc.

Parfait (temps rapproché)
Sing. Mon fait, to fait, li fait, etc.

Parfait (temps éloigné) et plus que parfait
Sing. Mon té fait, to té fait, etc.

Futur
Sing. Mon qué fait, etc.

Quelquefois on forme le futur avec les mots qu'allé ou va.
Sing. Mon qu'allé fair... nous va fair... io va fair.

Impératif
Sing. et Plur. Fais

Présent et parfait conditionnels
Sing. Mon seré fait, etc.

Infinitif
Fair

6° ADVERBE. Même observation que pour le nom. Voici ceux qui sont particuliers aux colonies : Joudi ou jordi pour aujourd'hui ; longtemps longtemps, pour autrefois ; tout plein tout plein, pour beaucoup, ou bien en pile, ion rafale ; tout brandi, tout entier ; icit, pour ici : outi : où, auprès, chez.

Le comparatif adverbe, plus mieux. Trop se place avant le nom et après l'adjectif ; exemple : vous trop contrôleur, caïe là chaud tropp. On dit aïen ou arien, pour rien ; ion fois, pour tout de suite ; exemple : ba moi li ion fois.
La négation s'exprime par ces mots : pas et pièce ou aucunn ou pas tout seul ; exemple : mon pas tini pièce, je n'en ai pas ; non, pièce-pièce ; ne et que, anni ; exemple : mon tini anni ionn, je n'en ai qu'un.

7° DE LA PREPOSITION. Comme l'article, elle se supprime souvent, surtout de ; parasol madame, pour le parasol de madame ; nègue jardin, pour nègre de jardin. Les plus usitées sont dans, même mis pour à ; exemple : dans ciel, pour au ciel ; mi, pour voici, mi moin, mi li ; eppi, pour avec ; exemple : mon qu'allé eppi li, je vais avec lui ; en l'air, pour au-dessus, en haut ; en bas, pour sous, au dessous ; sous, pour sur, au-dessus ; exemple, monté vous sou couche vous, bouce vous tou, c'est-à-dire votre montre est sur votre lit, vos boucles aussi.

8° CONJONCTION. Pass, pour parceque ; piss, pour puisque ; tou, pour aussi, pouquoi ou quô fait ; exemple : quô fait to qu'a fait ça ? pourquoi fais-tu cela ?
Que conjonctif n'est presque pas d'usage : c'est pas vous mon qu'a parlé, ce n'est pas à vous que je parle ; c'est bon coeur crabe qui la cause li pas tini tête, c'est parce que j'ai bon coeur que je ne vous tiens pas tête.
On supprime très souvent les conjonctions ; exemple : mon pas qué tire boyaux mété paille, je ne puis donner de ce dont je n'ai que pour moi et les miens.
Pour que je..., pour que tu..., etc., s'expriment ainsi : pour mon, pour to, avec le présent de l'infinitif ; exemple : mon gagné bananes pour mon manger. Il paraît que, par manière ; exemple manière vous aimé la messe, il paraît que vous aimez la messe. Io manière pas là, il paraît qu'ils n'y sont pas.
Il y a par tini : outi tini z'os tini chiens, on trouve toujours du monde pour manger. Pas la peine, signifie c'est inutile, ce n'est plus nécessaire ; exemple : pas la peine vous vini, c'est inutile que vous veniez.

9° INTERJECTION. Les plus en usage sont aïaïa ! pour exprimer la douleur et même la joie ; magré ça ! l'opposition ou l'étonnement ; foingue ! l'impatience ; pour défier, singulier, latin to ; pluriel, latin vous ; c'est-à-dire tu perdrais plutôt ton latin que de faire...

10° ORTHOGRAPHE. La manière d'écrire les mots doit nécessairement être différente, puisque ce n'est plus la même manière de les prononcer. Ainsi on est obligé d'écrire z'oreille pour oreille ; exemple : z'oreilles pas tini converti ; z'affaires, pour affaires ; z'affaires cabritt pas z'affaires mouton ; zié, pour oeil ou yeux ; exemple : zié béqué brûlé nègue, l'oeil du maître fatigue le serviteur ; mouché, pour monsieur ; n'âme, pour âme... Par où l'on voit que c'est une espèce de liaison qui a lieu en supprimant l'article pluriel, ce qui se fait même au singulier ; car on dit aussi ion z'orange, pour une orange ; ion z'abrico, pour un abricot, etc.
Ce langage est l'ennemi des rr, car pour dire le nom propre Pierre, on prononce simplement Piè ; la mè, pour la mer, nègue, pour nègre, jadin, pour jardin, , pour père. Nous n'avons pas cru devoir écrire pai, attendu que cette manière l'éloignerait trop de son étymologie. Nous n'avons pas cru devoir écrire ou pour vous, quoique plusieurs le prononcent ainsi ; exemple : couté mon parlé ou, écoutez, je veux vous parler. C'est pour cette même raison que nous avons laissé beaucoup de mots tels qu'on les écrit pour ne pas les défigurer.
On a déjà dû remarquer, et l'on verra par la suite, que cet idiome est très laconique ; en voici un exemple : ça qui dormi, lévé ? pour qui est-ce qui va se coucher et qui est-ce qui reste levé ? Il a quelquefois ses redondances comme dans ces phrases : c'est honte li honte, il a honte ; c'est travail mon té qu'a travail, je travaillais, etc.
La liaison ne se fait pas ordinairement ; mais, pour faire remarquer les cas où elle est admise, il a fallu ajouter au mot suivant la dernière consonne du mot qui précède, ou l'équivalent : exemple : ion n'homme, vous pas z'ami moin.
Pour faire sentir qu'en prononçant il faut appuyer sur la dernière consonne, il a été nécessaire de la doubler ; exemple : toutt, ionn, lett, maitt, piss, tropp.
Plusieurs diront peut-être que ceci n'est pas le véritable langage nègre ; nous avouons que ce n'est pas ça que l'on peut appeler le nègre renforcé que parlent les noirs nés en Afrique, et que quelques personnes écrivent pour égayer ; mais notre intention n'étant que d'être utile, nous avons décrit le langage du plus grand nombre, qui sera compris de tous, et dont la lecture est plus facile. D'ailleurs, nous avons appuyé nos règles d'exemples pris dans leur langage ; personne ne les révoquera en doute.

FIN DE LA GRAMMAIRE



(note 1) Nous avons connu un Anglais qui ne savait pas parler français ; mais qui parlait très bien le créole, qu'il avait appris dans les colonies anglaises. A la Trinidad même et dans d'autres îles, on parle à peu près le même langage car un prêtre français pour se faire comprendre de tous a jugé à propos de prêcher habituellement en cet idiome.
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(note 2) Le lecteur qui connaît les colonies saura apprécier les motifs qui nous ont porté à ne pas traduire littéralement les proverbes qui nous servent d'exemples.
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(note 3) Faire comme macacque (étymologie) [note du rédacteur : il s'agit bien entendu là de l'interprétation de l'Abbé Goux : étymologie populaire]
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(note 4) A la Guadeloupe, la syllabe qu'a est beaucoup moins en usage.
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Notes du rédacteur :

1° A propos des verbes composés : il s'agit là de "verbes sériels".
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2° Dans la perspective de l'Abbé Goux, il s'agit du passif morphologique - question d'ailleurs qui mériterait d'être discutée - ; l'auteur de cette grammaire n'envisage pas davantage les procédés qui permettent d'exprimer le passif en créole et toutes les questions concernant la diathèse verbale.
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Le document qui précède, bien que "pré-linguistique" contient des indications extrêmement précieuses pour le linguiste et le créoliste. Si la présentation grammaticale est un peu naïve, la notation de différences entre la Guadeloupe et la Martinque, les indications quant à la prononciation, les exemples cités confirment des hypothèses que la lecture de textes de cette époque amenait à faire. Les indications sociolinguistiques sur les diverses variétés dont le "nègre renforcé", sont également tout à fait intéressantes.

[Et maintenant pour accéder au Catéchisme proprement dit, on cliquera ici.]