Un extrait de Chronique des sept misères

Dans ce court passage de Chronique des sept Misères, roman publié en 1986, Chamoiseau met en scène une rencontre entre Aimé Césaire et Pipi l'un des personnages principaux du livre : on étudiera ce texte surtout pour les alternances de "langues", en examinant les traits qui caractérisent la langue de Césaire, la langue de Pipi, voire celle de Marguerite Jupiter, qui aideront à mieux comprendre les rapports entre créole et français dans l'univers martiniquais. Le dernier paragraphe sur l'annonce du journal télévisé, la notation sur le "langage de France" sont un indice de plus de l'importance de la langue pour caractériser les rapports sociaux aux Antilles.

Il connut l'émoi quand le conseil municipal de Fort-de-France se déplaça vers lui en grande pompe, le député-maire en tête. Voyant Aimé Césaire lui-même marcher à sa rencontre, l'embrasser, le déclarer Martiniquais fondamental, Pipi devint ababa. Bégayant, transpirant, il ne comprit plus rien à ce qu'on lui demandait et se révéla incapable d'expliquer ses méthodes. La machinerie du jardin lui fut soudain indéchiffrable. Césaire, patient, questionnait gentiment.
- Mais comment faites-vous pour conserver les tubercules d'ignames aussi longtemps sans qu'ils ne germent ?
- Hein ? Quoi ? Kesse ti di misié limè ? (Que dis-tu ?)
Pipi grommelait. Bafouillait. Tentait de haler un bon coup de français. Rectifiait sa tenue. Se rangeait les cheveux, doigts en éventail. Derrière, Marguerite Jupiter l'achevait à haute voix :
- Eh bien, Pipi, fiche que tu es couillon aujourd'hui, Papa-Césaire ne va pas te manger eh bien tout de même quand même, fout...
Cette visite du conseil municipal fut un fiasco. Les conseillers s'égarèrent dans le jardin miraculeux. Ils butèrent contre les fûts, mirent le pied dans les braises, passèrent au mauvais moment sous des bambous d'arrosage, s'enfoncèrent jusqu'aux genoux et durent chercher la sortie de cette jungle en une reptation pleine d'épouvante. Césaire, qui ne s'était pas trop avancé, regagna rapidement sa voiture officielle après avoir confié à Pipi :
- Cher ami, je défendrai personnellement toute entreprise à grande échelle employant vos méthodes...
Installé derrière son chauffeur, il baissa la vitre arrière et fit un signe à Pipi qui le regardait en agoulou devant un canari :
- Je vous en prie, dites-moi, lui demanda Césaire, ce qui vous a motivé, qui vous a insufflé suffisamment d'énergie pour trouver tout cela ?...
Percevant vaguement le sens de la question, Pipi cette fois oublia ses cheveux, son français, sa tenue, pour souffler rapidement :
- Ebyen misié limè, séti manmay la té fin, danne !...(1)
Phrase que le soir au journal télévisé, après un dossier sur le Loir-et-Cher, le speaker de service traduisit par : Monsieur le Maire, les enfants avaient tellement faim !... C'est pourquoi au marché, durant une charge de temps, tout le monde crut Pipi docteur en langage de France.

NB : Ce court extrait est pris dans l'Edition Folio, pp. 200-201

Pour Césaire on notera :
- les recherches de vocabulaire : "tubercules d'ignames", "germer", "motivé", "insufflé suffisamment d'énergie"... vocabulaire bien entendu complètement incompréhensible pour Pipi
- la présence d'un "ne" explétif, l'interrogation par postposition du sujet, le "je vous en prie "...
Pour Pipi, qui n'utilise pas du créole, mais qui vise du français (sans l'atteindre) on soulignera en particulier dans sa première réplique "Kesse ti di" (qu'est-ce que tu dis) ou contrairement à ce qui se passe en créole où il n'y a pas d'opposition tu/vous, en raison d'un mauvais usage du français, Pipi de fait "tutoie" le maire : ce trait souligne le malaise de Pipi, le décalage entre les deux personnages (notez le "vous" distingué de Césaire : "Mais comment faites-vous", avec l'interrogation par postposition du sujet, très "écrite", voire littéraire dans ce contexte). le "je vous en prie"...).

(1) On analysera correctement cette phrase en créole de Pipi, pourtant mal transcrite et qu'il faudrait lire : "sé ti-mamay-la", c'est-à-dire "marque de pluriel + ti-mamay = enfants + défini" = les enfants, "té fin", signifiant "passé + avoir faim" = avaient faim.
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