La variation dans le créole réunionnais

La variation est un phénomène important dans le créole réunionnais, au point que l'on peut se demander s'il faut parler de "créole réunionnais" : certains linguistes opposent clairement "le créole des Hauts" et "le créole des Bas". On trouve ainsi à la Réunion des formes aussi différentes que "Moin la finn manzé et "Moin lé fini manzé" ou même : "mi manzé" (note 1) pour signifier également grosso modo "j'ai mangé" et donc pour dire à peu près la même chose (mais l'étude du contexte précis serait indispensable : s'agit-il dans tous les cas d'un accompli immédiat ? ou simplement de l'idée vague que l'on a mangé à un moment quelconque ?). Françoise Gadet a souligné clairement cette difficulté par rapport aux études laboviennes transposées au plan de la grammaire : peut-on dire que deux phrases ou deux structures grammaticales significatives disent exactement la même chose, comme on peut l'affirmer en prenant en compte des variantes phoniques ? Une petite différence dans la phrase peut supposer quelques contextes d'utilisation différents, et donc interdire de considérer les deux formes étudiées comme des "variantes" l'une de l'autre : ainsi en français, "je vais manger" et "je mangerai" ne signifient pas la même chose, et ne pourraient être envisagées comme variantes d'un unique "futur" !

Par ailleurs, on peut aussi se rappeler que la Réunion est la seule île créolophone pour laquelle existe un "Atlas linguistique et ethnographique", dont la visée fondamentale est de souligner les différences entre parlers, et que de toutes façons la compréhension des divers locuteurs est totale dans toute l'île. Les différences réelles, qui sont d'ailleurs le fait de tout territoire d'une quelconque étendue tant que la langue n'est pas écrite, sont mineures, de l'avis même des locuteurs en 2001 et personne ne songe à contester l'unité linguistique de l'île. Certains locuteurs sont même tout prêts à affirmer que disparaissent de plus en plus telles ou telles formes, désormais considérées comme marginales (c'est-à-dire le fait de locuteurs âgés) : à la Réunion, comme ailleurs, du fait des transports plus aisés, du fait des contacts multipliés, des mouvements vers les villes, une certaine "unification" se fait qui, si elle n'est pas encore assimilable à une standardisation, peut faciliter celle-ci par exemple dans le cadre de l'enseignement du créole à l'école.

Pour rendre compte de cette variation à laquelle ils étaient très sensibles, R. Chaudenson et M. Carayol ont proposé une analyse du créole de la Réunion en "continuum". Tous ceux qu'elle intéresse dans le détail se référeront surtout à L'Atlas linguistique et ethnographique de la Réunion, 3 volumes, Editions du CNRS,

note 1 : Dans une courte enquête effectuée auprès de 80 professeurs venant de toute l'île, et clairement créolophones (ils suivaient un stage pour l'enseignement du créole à l'école), auxquels nous avons demandé comment dire en créole "j'ai mangé", aucun n'a proposé "mi manzé", mais tous des formes comme "moin la finn manzé", "moin la fini manzé", "moin lé fini manzé"..., finalement très proches.