Un extrait de Chemin d'école de P. Chamoiseau

Un jour Le Maître ramena une branche de tamarin dépourvue de feuilles, et l'accrocha au-dessus du tableau. Qui dérapait avec un mot créole, une tournure vagabonde, se voyait redevable d'un cinglement des jambes. La liane se mit à peser sur les consciences. Le négrillon en fut plus que jamais ababa-mustapha. Sa langue bientôt lui parut lourde, son verbe trop gras, son accent détestable. Sa petite voix en lui-même devint honteuse ; son naturel de langue dégénéra en exercice de contrebande qu'il fallait étouffer à proximité des Grands, et hurler entre soi pour compenser. Entre petites-personnes, on ne parlait pas français. D'abord, parce que le naturel était créole, ensuite parce que le français était là aussi devenu risqué. Qui disait jounal au lieu de journal était discrédité à vie. Le moindre cahot créole provoquait une mise en la-fête sans pièce miséricorde. En français, il n'y avait pas de proximité. Le créole lui, circulait bien, mais de manière dépenaillée. Précipité en contrebande, il se racornit sur des injures, des mots sales, des haines, des violences, des catastrophes à dire. Une gentillesse ne se disait plus en créole. Un amour non plus. Elle devint la langue des méchants, des majors, des bougres-fous en perdition. Le gros créole était le signe du fruste et du violent. L'équilibre linguistique du négrillon s'en vit tourneboulé. Sans remède.

- Que voyez-vous là ?
- Un canari !...
- Mais non, morrbleu, c'est une casserrole !
- Quoi, quoi, quoi, un "zombi" ? N'avez-vous jamais entendu parrler des elfes, des gnomes, des fées, et feux follets ?! Eparrgnez-moi vos " soucougnan " et vos " cheval-trois-pattes " !

Désespoir du Maître : les enfants parlaient par images et significations qui leur venaient du créole. Un nouveau venu était appelé un tout-frais-arrivé, extraordinaire se disait méchant, un calomniateur devenait un malparlant, un carrefour s'appelait quatre-chemins, un faible était dit un cal-mort, difficile devenait raide, pour dire tristesse on prenait chimérique, sursauter c'était rester saisi, le tumulte c'était un ouélélé, un conflit c'était un déchirage... etc. Les étoiles brillaient comme des graines de dés, comme des peaux d'avocat, ou des cheveux de kouli. On était beau comme flamboyant du mois de mai, et tout ce qui était laid était vieux... Chaque fois qu'une petite-personne ouvrait la bouche, le Maître croyait entendre (disait-il, consterné) un hurlement de loup... zérro, zérro, zérro !...

- Exercice n° 10 :

Etudiez la question des rapports entre créole et français dans le texte précédent de Patrick Chamoiseau, extrait de Chemin-d'école, Gallimard, Folio, pp. 91-93 (on fera les remarques sociolinguistiques ou linguistiques qui s'imposent, en essayant de classer les faits caractéristiques du texte).

Corrigé