Extrait de L'Allée des soupirs :
"L'élevage des coqs de combat"

Ce cours extrait du roman de Confiant (paru en 1994) donne un aperçu sur la façon dont sont élevés et préparés les coqs de combat, occupation, comme on le voit, souvent fort lucrative !

C'est en cette occasion que le garçon [Jean] fit la connaissance d'un bougre étonnant dénommé Julien Dorival, alias Lapin Echaudé à cause du tiquetage de rousseurs qui décorait la pâleur de sa figure. Il s'était établi à Marigot-Bellevue depuis peu et n'adressait que le bonjour-bonsoir au voisinage. On en déduisit qu'étant un chabin, ce qui veut dire d'une race violente et nerveuse, aucune femme ne voulait s'établir en case ave lui car monsieur ne paraissait pas manquer d'argent malgré son piètre accoutrement en sac de farine-France. Un jour, il héla Jean pour l'aider à barrer l'un de ses coqs de combat qui s'était échappé dans le dédale de cuves et de fûts à pétrole du quartier. Lorsqu'il constata que le garçon s'exécutait de bonne grâce, il se prit d'étonnement. Il l'entraîna derrière sa case où il avait aménagé une minuscule cour en terre battue encombrée d'une demi-douzaine de calloges contenant chacune un coq.

"Celui-là c'est Eperon d'Enfer, fit-il, un coq-calabraille qui a pété le fiel à bon nombre de coqs espagnols. Il s'est déjà gourmé partout, au Lamentin où le béké Salin du Bercy possède un élevage de soixante bêtes et quelques. Au Vauclin, au Gros-Morne où un nègre -soubarou du quartier Petite-Lézarde terrorisait le monde depuis le temps du marquis d'Antin ; sans compter ici même, en ville. Là, c'est Attila, un coq-ginga. Il n'a pitié de personne, non. Quand il déraille l'adversaire, il n'entend rien du tout..."

Jean prit l'habitude, à l'insu de sa mère, de venir regarder Lapin Echaudé entraîner sa petite armée. Petit à petit, ce dernier l'initia à tous les vices des amateurs de gallodromes (raser les cuisses des volatiles au tesson de bouteille, préparer le migan de sirop-batterie, maïs et pine de tortue-carette qui leur servait de nourriture, faire semblant de sucer l'éperon où on avait dissimulé une goutte de poison à base de manioc) et, quelques jours après le grand dérangement causé par la sirène annonciatrice de la guerre, le chabin l'emmena avec lui. En chemin, le garçon lui demanda ce qu'il pensait de la guerre. Il haussa les épqules.

"Cette guerre, je l'ai annoncée, moi Julien Dorival que tu vois là devant toi. Personne n'a accordé foi à mes présages. On n'a pas cru non plus ce nègre du Morne Pichevin qu'on appelle Rigobert. Pourquoi ? Parce qu'on est des cacas de chien, on est couillons comme nos deux pieds, on ne sait pas lire ce qui est marqué sur une feuille de papier et notre bouche écorche le français. Mais, tu vas voir, mon nègre, quand ils vont commencer à purger et à prendre du fer, tu vas voir comment ils vont se mettre à chigner dans nos oreilles. Hon !..."

Les cris et le sang du gallodrome n'impressionnèrent nullement Jean. Dès lors, le chabin lui confia deux d'entre ses coqs et lui remit une assez forte somme d'argent, "parce qu'un homme qui est homme peut marcher les deux bras ballants mais pas avec des courants d'air dans les poches". Jean creusa un trou dans le plancher de la case de sa mère et y cacha tout ce qu'il gagnait."

(Raphaël Confiant, L'Allée des soupirs, 1994, Grasset, pp. 94-95)

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