Marie-Christine Hazaël-Massieux



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Les créoles à base française : une introduction (3)

(à paraître dans les TIPA, Aix-en-Provence, 2002)

6. Le lexique

C'est sur un fonds français que s'est développé l'essentiel du lexique créole - d'où d'ailleurs l'appellation de "créoles à base lexicale française" : ceci est "évident" pour la plupart des mots courants dont l'origine française est nette (manjé / manzé, dòmi /dormir, tab, zabitan / abitan), mais si l'on voulait même se méfier des "évidences", on pourrait rappeler que des formes qui se trouvent présentes à la fois dans l'Océan Indien et dans la Caraïbe ont de fortes chances d'être françaises à l'origine, puisque les parties non françaises des populations sont distinctes d'un côté et de l'autre :

Lorsque l'on rappelle l'origine française de l'essentiel du vocabulaire (environ 90 %) il ne s'agit pas bien sûr de dire que les créoles sont du français : ce français de l'origine s'est souvent profondément modifié, tant du point de vue de la forme que du sens, et de fait s'est modifié également du fait des évolutions naturelles en France, ce qui fait que les oppositions voire les divergences entre les créoles et le français sont nombreuses. En outre, il faut bien être conscient que dès qu'une langue est constituée comme système nouveau, elle commence une évolution systémique propre, et génère de nouvelles créations, de nouvelles structurations du lexique : indéniablement le créole n'est pas plus du français que le français n'est du latin ; en outre les glissements entre lexique et grammaire sont constants : une forme d'abord utilisée dans une périphrase, comme élément lexical, peut-être amené à se grammaticaliser, à devenir partie du système grammatical et ainsi à prendre un nouveau sens et une fonction nouvelle : ces phénomènes de "grammaticalisation" existent dans toutes les langues, mais ne sont pas encore tous connus en ce qui concerne les créoles, fautes d'une étude assez fine et assez avancée des textes anciens, au demeurant insuffisamment nombreux dans certains cas pour autoriser des hypothèses décisives. Les travaux menés par exemple sur les formes issues de "capable" en français (formes qui ont pu donner "kapab" ou "kapav" (Océan Indien), voire "kap" (créole haïtien)) montrent clairement comment une forme lexicale peut, à un moment de son histoire, servir de marqueur verbal jusqu'à permettre d'exprimer le "passif" dans une langue qui n'en dispose pas (22).

Il est significatif de voir les développements lexicaux s'effectuer au cours des siècles de l'histoire du créole, et la composition nominale permet, à peu près partout dans les mondes créoles français, de créer de nouvelles unités lexicales dont le sens change par rapport à ce qu'il serait par simple addition des parties : si "plenfòs" en créole de Guadeloupe signifie "puissant, vigoureux", et "plenpwèl" "qui est plein de poils, poilu", de façon moins évidente "plenmen" désigne "une poignée", "plentèt", "assommer, abasourdir"(23), "plenzyé" = " tape-à-l'œil, etc. On pourra s'amuser à relever les composés construits sur le verbe "fè" = faire, ou sur "ba" = donner. Ainsi à la Réunion, si "fé nwar" signifie d'abord "faire nuit", le "fé-nwar" désigne plus largement l'obscurité et au sens figuré l'ignorance, l'aliénation.

Certains éléments, très fréquents, en première partie de la composition pourraient parfois maintenant être considérés comme des préfixes, disponibles pour créer de nouveaux mots. C'est le cas d'une forme comme "ti" (déjà évoquée), mais aussi comme "pyé" entrant dans la composition des noms d'arbres ou de végétaux dans la Caraïbe : pyé-kannèl, pyé-kafé, pyé-zèb…, ou comme "bwa(d)" à Maurice ou à la Réunion, ou encore comme "koul" dans les Petites Antilles (koulflam = chagrin d'amour, koulkrazé = coup de pompe, koulpwen = coup de poing, etc.) et de beaucoup d'autres. La liste de tels composés ne fait que s'accroître et la productivité de ces éléments est grande. On peut citer le développement spectaculaire à Maurice des verbes formés sur "kas" = étym. casser : "kas kolle" : éteindre une cigarette pour l'économiser et la re-fumer après, ou économiser l'essence dans une descente en coupant le moteur, "kas paltot" = tomber la veste, "kas en ben" = aller nager, "kas en pake" avec parmi les sens possibles "en jeter", cf. "ça en jette", etc.

Les dérivés introduits de façon récente dans le cadre de l'aménagement volontaire du créole aux Antilles, marqués par un suffixe à valeur nominale (-aj, -man, -asyon, -ans…) ou verbale (-izé…), ne peuvent pas, comme c'est le cas des mots créoles, changer de catégorie en fonction de leur entourage syntaxique : ils restent définitivement marqués comme noms ou verbes. Ces usages, souvent décriés, car ils sont assimilés à la pratique d'analphabètes qui tentent d'imiter le français et ses "grands mots" méritent toutefois d'être signalés, car on ne peut, en l'état des choses, préjuger des développements que la reconnaissance de ces formes (cf. présence dans certains dictionnaires) peut entraîner pour l'avenir : on citera comme exemple des formes comme "konportasyon" = comportement, "konplosité" = manigance, "vépasité" = le fait de ne pas vouloir faire quelque chose, "pépasité" = l'incapacité, "tèbètitude" = le fait d'être "tèbè", la bêtise, l'imbécillité, et ces formes proposées par le GEREC : langannis = linguiste, ladoutans = le doute, etc.

Les difficultés pour l'étude des lexiques créoles est toutefois grande en l'absence de dictionnaires rigoureusement constitués. Si à la Réunion (cf. Atlas linguistique et ethnographique de la Réunion) et en Haïti (cf. l'Atlas élaboré par D. Fattier, mais également les nombreux dictionnaires faits par des linguistes américains) on dispose d'outils solides qui décrivent sérieusement ces créoles, même si de l'aveu de leurs auteurs beaucoup reste encore à faire, dans les autres zones on dispose de glossaires, constitués de façon relativement empiriques par des amateurs lettrés mais qui ne connaissent guère les techniques lexicographiques. L'absence d'un mot dans un inventaire, ne doit pas faire douter de son existence, mais plutôt de l'insuffisance de l'inventaire, et les comparaisons entre créoles sont souvent difficiles. Les relevés existants ne dépassent guère 6 à 7000 items pour chaque créole, mais il ne faut pas en déduire que le lexique de ces langues est réduit. Le choix des items retenus dans un dictionnaire est d'ailleurs toujours extrêmement délicat à opérer dans les situations de diglossie qui caractérisent les créoles : comment trier entre mots français et mots créoles, quand les mots passent d'une langue à l'autre dans la situation de communication quotidienne ? Comment d'ailleurs qualifier un mot de "créole" quand il apparaît aussi en français régional, pour désigner, comme il se doit, des réalités locales ? Comment l'exclure du créole, simplement parce qu'il figure dans les dictionnaires français (ce qui est souvent une "technique" pour constituer un dictionnaire différentiel) alors qu'il peut être utilisé en créole avec une acception bien différente ?

Il n'est pas possible ici d'aller plus avant dans la difficile question de l'emprunt lexical, mais on comprendra que, dans les rapports entre les deux langues de communication dans le monde créole, cette question mériterait d'être examinée à fond(24).

Conclusion

Les ressemblances entre les créoles français semblent évidentes après ce (trop) rapide parcours. Pourtant la question qui est posée est celle de l'explication de ces ressemblances. Ressemblances génétiques ? Certainement : nombre de traits, communs aux différents créoles, sont aussi des traits qui caractérisent le français oral et qui correspondent donc à des tendances évolutives de cette langue. Peut-on aller plus loin, c'est-à-dire voir dans ces traits qui sont communs les moyens d'esquisser une typologie ? Ces ressemblances permettraient-elles de déterminer un type créole ?

Certains ont été jusque-là, et même plus loin puisque, bien au-delà des créoles français, précisément, on a proposé de définir des traits qui feraient des "créoles" un type de langue : on opposerait ainsi les pidgins, aux créoles et aux "vraies" langues… Il faut dire toutefois que ces tentatives, pour intéressantes qu'elles soient, laissent un peu le linguiste sur sa faim, car pour arriver à trouver des traits présents dans tous les créoles, il faut alors retenir des traits d'une généralité telle qu'ils les partagent avec beaucoup d'autres langues(25), et que parfois on est obligé d'éliminer de l'ensemble telle ou telle langue qui s'appelle "créole" car elle ne présente pas les traits d'un créole : c'est ainsi que l'on a souvent discuté pour savoir si le créole réunionnais était vraiment un créole !

Il convient de rappeler qu'à l'origine de ces rapprochements entre "créoles" se trouve la théorie du cycle pidgin-créole : un pidgin, caractérisé par le fait qu'il permet la communication plus ou moins rudimentaire entre des individus dont aucun ne l'a pour langue maternelle, serait susceptible d'évolutions, et notamment, en devenant une ou deux générations plus tard la langue maternelle de nouveaux locuteurs nés de parents pidginophones, acquerraient des traits différents, qui en ferait un autre type d'idiome. Ce que l'on oublie toutefois de dire c'est que ces "créoles" théoriques, qui ne correspondent peut-être déjà plus à l'appellation des locuteurs qui disent "je parle créole"(26) continuent et continueront bien sûr à évoluer et que, si même à l'origine ils avaient certains traits caractéristiques (du contact de langues, de leur usage en situation d'oralité, etc.), au cours de leur histoire, comme toutes les langues, ils vont développer certains traits, grammaticaliser certaines formes, constituer des paradigmes, etc. Il devient de plus en plus difficile de trouver entre les diverses langues résultant de ces évolutions des traits communs, qu'elles ne partageraient d'ailleurs avec aucune des autres "vraies langues", et qui feraient d'elles des créoles ! Elles sont devenues - si elles ne l'étaient pas ! - de vraies langues !

7. Bibliographie introductive

ALLEYNE, Mervyn C., 1996 : Syntaxe historique créole, Paris, Karthala, Schoelcher, Presses Universitaires créoles

Antilla Kréyol, n° 2, octobre 1984.

ARENDS, Jack, éd., 1995 : The early stages of creolization, Amsterdam, John Benjamins

BAGGIONI, Daniel, 1987 : Petit Dictionnaire Créole réunionnais / Français, Université de la Réunion-Unité associée au CNRS 04 1041, 359 p.

BOLLÉE, Annegret, Dictionnaire étymologique des créoles français de l'Océan Indien, 2 volumes parus : Deuxième Partie "Mots d'origine non-française ou inconnue" (1993) ; Première Partie "Mots d'origine française A-D" (2000), Helmut Buske Verlag Hamburg, "Kreolische Bibliothek", Band 12, 596 p. + 450 p.

CADELY, Jean-Robert , 1995 : "Elision et agglutination en créole haïtien : le cas des pronoms personnels" in Etudes Créoles : 1995, vol. XVIII, n° 1 pp. 9-38

CADELY, Jean-Robert, 1997 : "Prosodie et cliticisation en créole haïtien", Etudes Créoles, 1997, vol. XX, n° 1, pp. 77-88.

CAID-CAPRON, Leila, 1996 : "La classe adjectivale en créole réunionnais et mauricien", in D. Véronique, éd., 1996, pp. 163-192.

CHAUDENSON, Robert, 1979 : Les créoles français, Paris, Nathan, 172 p.

CHAUDENSON, Robert, 1992 : Des îles, des hommes, des langues, Paris, L'Harmattan, 309 p.

COMHAIRE-SYLVAIN, Suzanne, 1936 : Le créole haïtien : morphologie et syntaxe, chez Wetteren, Port-au-Prince (réédité par Slatkine Reprints, Genève en 1974)

DAMOISEAU, Robert, 1996 : "Les adjectivaux en créole haïtien", in Matériaux pour l'étude des classes grammaticales dans les langues créoles, D. Véronique, éd., 1996, pp. 153-154.

DOBAT, Daniel, 1993 : Le discours radiophonique créole en Martinique (1989-1992). Déstructuration ou restructuration de la langue créole ?, Mémoire de Langue et Culture régionale, Université des Antilles-Guyane, 193 p.

FATTIER, Dominique, 2000 : "La genèse de la détermination postnominale en haïtien : l'empreinte africaine", in L'information grammaticale, n° 85, mars 2000, pp. 39-46.

HAZAEL-MASSIEUX, Guy, 1996 : Les créoles : problèmes de genèse et de description, France, Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence, 374 p.

HAZAEL-MASSIEUX, Marie-Christine, 1993 : Ecrire en créole, L'Harmattan, 316 p.

HAZAEL-MASSIEUX, Marie-Christine, 1996 : "Du français, du créole et de quelques situations plurilingues : données linguistiques et sociolinguistiques", in Francophonie. Mythes, masques et réalités. Enjeux politiques et culturels B. Jones, A. Miguet, P. Corcoran, éds., Paris, Editions Publisud, pp. 127-157.

HAZAEL-MASSIEUX, Marie-Christine, 1999 : Les créoles : l'indispensable survie, Paris, Editions Entente, 310 p.

KRIEGEL, Sibylle, 1993 : "Le développement de diathèses morphologiquement marquées dans les langues créoles de l'Océan Indien : les constructions avec "gany" en créole seychellois et en créole mauricien, in Etudes Créoles, vol. XVI, n° 1, 1993, pp. 108-118.

KRIEGEL, Sibylle, 1997 : "Changement positionnels dans la construction causative : grammaticalisation ou influence française ?", in Etudes Créoles, vol ; XX, n° 1, 1997, pp. 65-76.

L'information grammaticale, n° 85, mars 2000, dont une partie est consacrée aux "Créoles français", sous la direction de Daniel Véronique, pp. 31-60 [comporte une bibliographie significative, notamment pp. 37-38].

LUDWIG, Ralph, MONTBRAND, Danièle, POULLET, Hector, TELCHID, Sylviane, 1990 : Dictionnaire créole français, avec un abrégé de grammaire créole et un lexique français-créole, SERVEDIT / Editions Jasor.

LUDWIG, Ralph, 1996 : "L'adjectif en créole guadeloupéen", in D. Véronique, éd.,1996, Publications de l'Université de Provence, pp. 137-149.

MCWHORTER, John, 1998 : "Identifiying the creole prototype : Vindicating a typological class", Language, vol. 74, n° 4, décembre 1998, pp. 788-818.

MUFWENE, Salikoko S., éd.,1994 (Nancy Condon, collab.) : Africanisms in Afro-American Language varieties, USA, Athens, The University of Georgia Press, 512 p.

MUFWENE, Salikoko S. : The ecology of language evolution, Grande-Bretagne, Cambridge, Cambridge University Press, 255 p.

ROBILLARD, Didier de, 1993 : "Quelques aspects du syntagme pronominal en créole mauricien ("pronoms personnels"), in Etudes Créoles, 1993, vol. XVI, n° 1, pp. 39-60

ROBILLARD, Didier de, 2000 : "Plurifonctionnalité de(s) la en créole mauricien. Catégorisation, transcatégorialité, frontières, processus de grammaticalisation", in L'information grammaticale, n° 85, mars 2000, pp. 47-52.

VALDMAN, Albert, 1978 : Le créole : structure, statut et origine, Paris, Klincksieck, 403 p.

VALDMAN, Albert, 1981 : Haitian Creole-English-French Dictionary, 2 vol., USA, Bloomington, In., Creole Institute, 582 + 142 p.

VALDMAN, Albert, 1999 : "L'orthographe du créole haïtien : au-delà de l'alphabet", in Etudes Créoles, vol. XXII, n° 1, 1999, pp. 81-96.

VERONIQUE, Daniel, 1983 : "Existe-t-il une classe adjectivale en mauricien ?" in Travaux du CLAIX, n° 1, pp. 201-222.

VERONIQUE, Daniel, éd., 1996 : Matériaux pour l'étude des clases grammaticales dans les langues créoles, Publications de l'Université de Provence, 303 p.

VERONIQUE, Daniel, éd., 2000 : Langages, n° 138, juin 2000, "Syntaxe des langues créoles ", 127 p.

VERONIQUE, Daniel, 2000 : "Créoles, créoles français et théories de la créolisation", in L'information grammaticale, "Les créoles français", n° 85, mars 2000, pp. 33-38.

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(20) Le Dictionnaire caraïbe-français du Père Breton (1665) vient d'être republié avec notes et commentaires du CELIA et du GEREC (Ed. IRD - Karthala, 1999).
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(21) Cf. Fattier 2000, note 3, p. 39.
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(22) Cf. Sibylle Kriegel, 1993 et 1997.
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(23) Le Dictionnaire créole-français de Ludwig et al. cite : "Zòt ka plentèt a-y" = vous l'assommez.
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(24) On peut se référer à un article de M.C. Hazaël-Massieux : "Français et créole dans la nomenclature des dictionnaires des Petites Antilles", in D. Latin et C. Poirier, eds., Contacts de langues et identités culturelles, Les Presses de l'Université Laval, AUPELF-UREF, 2000, pp. 333-352.
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(25) Une tentative récente de définition d'un "type" créole a fait déjà couler beaucoup d'encre : c'est celle qui a été présentée par John McWhorter dans la revue Language, vol. 74, n° 4, décembre 1998 : "Identifiying the creole prototype : Vindicating a typological class".
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(26) Le "créole", langue, étant la langue des Créoles (population).
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