Marie-Christine Hazaël-Massieux



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Les créoles à base française : une introduction (1)

(in TIPA, vol. 21, 2002, Aix-en-Provence, pp. 63-86)

1. Contexte historique et culturel

Les créoles à base française (nous dirons désormais "les créoles français") sont nés dans diverses zones de la colonisation française au cours des XVIIe et XVIIIe siècle, par évolution accélérée de formes régionales et populaires du français utilisées dans le contexte des contacts de populations au cours de l'esclavage (sociétés d'habitation puis sociétés de plantation), sans doute avec l'influence des langues des locuteurs (langues africaines diverses, malgache, voire un créole déjà constitué… selon les lieux), dans le cadre d'un usage strictement oral du medium de communication - point semble-t-il essentiel et qu'il faut souligner.

Les langues créoles sont de fait multiples et se sont développées dans diverses zones géographiques n'ayant que peu de contacts mutuels. Deux grandes zones méritent d'être évoquées :

Les autres variétés linguistiques décrites (créole parlé dans la région de Tamatave à Madagascar, créole parlé en Nouvelle-Calédonie - tayo -, etc.) semblent être des variétés développées tardivement par des populations immigrées au départ de régions où existaient clairement un créole : ces variétés restent proches des variétés d'origine, n'ayant en quelques décennies guère eu le temps de diverger.

Les contrastes entre les deux zones principales sont importants, mais il faut souligner qu'à l'intérieur d'une même zone l'intercompréhension est elle-même limitée dès que les locuteurs ne sont pas par ailleurs francophones (ou anglophones) : ainsi un paysan guadeloupéen presque unilingue comprendra très difficilement un paysan haïtien unilingue comme nous pourrons l'expliquer en prenant en considération les systèmes linguistiques.

Si l'origine des créoles et la question de leur genèse est toujours l'objet de débats entre linguistes (on discute encore de monogenèse ou polygenèse dans les cercles spécialisés), et la question de l'importance plus ou moins grande des sources africaines n'est pas encore définitivement tranchée, un certain nombre de points semblent faire à peu près l'unanimité :

Il faut rappeler les chiffres de population des diverses régions ou pays où l'on parle un créole français, en soulignant toutefois que, dans toutes ces régions, une langue internationale est utilisée pour tout ce qui relève de l'administration, de l'école, et est considérée comme langue de prestige. En Haïti même, où 85 à 90 % de la population est unilingue créole, et où le créole a été proclamé "langue nationale" et "langue officielle" conjointement avec le français, le français reste majoritairement la langue de l'écrit, et toujours la langue de la promotion sociale.

Populations des pays où l'on parle un créole français

La Dominique100 000 habitants
Guadeloupe422 496 habitants
Guyane157 277 habitants
Haïti7 000 000 habitants
Louisiane4 000 000 habitants (mais peu de créolophones)
Martinique381 441 habitants
Maurice1 100 000 habitants
Réunion707 758 habitants
Sainte-Lucie150 000 habitants
Seychelles70 000 habitants

Il faut souligner encore que, sauf en Louisiane où la situation est un peu particulière, les créoles sont des langues parlées par l'ensemble des populations : blancs et noirs recourent à ces langues (qui ne sont donc pas seulement les langues des "noirs") : c'est ce qui fait d'ailleurs la différence entre les blancs créoles (appelés "békés" à la Martinique) et les blancs métropolitains. Ces derniers sont le plus souvent bien en peine d'utiliser le créole et de savoir dans quelles situations il convient d'y recourir. C'est plutôt l'usage plus ou moins développé de la langue européenne qui distinguera les couches sociales, l'usage du français étant par exemple très répandu dans les couches les plus bourgeoises aux Antilles, au point que l'on puisse le considérer comme "langue maternelle", même si le recours au créole est également tout à fait naturel, mais dans certaines situations seulement. L'interdiction du créole dont on a souvent parlé, moins nette d'ailleurs en ce début de 3e millénaire car les mouvements de défense du créole ont sur ce plan porté du fruit, est d'ailleurs un phénomène qui est beaucoup plus important dans les classes populaires : c'est dans les familles proches de l'unilinguisme que l'on voit les réactions les plus vives face à des projets d'introduction du créole à l'école.

Des textes anciens existent dans les divers créoles, qui nous permettent avec beaucoup de précautions méthodologiques de reconstituer l'évolution et l'histoire de ces créoles. Les écrits manifestent d'ailleurs, quand on les analyse avec soin, les différenciations qui se sont opérées, quand à partir de formes indifférenciées se sont constitués les systèmes grammaticaux. Non seulement l'étude de ces textes nous apporte beaucoup en ce qui concerne les créoles et la mise en place des différents dialectes ou langues, mais ces textes constituent une source importante pour mieux examiner au plan théorique les phénomènes de grammaticalisation.

Comme pour toutes les langues non standardisées et presque exclusivement orales, la variation est importante au sein d'un même créole. Les Atlas linguistiques existants (Réunion, Rodrigues, Haïti) attestent tous de cette extrême dispersion dialectale, au point que l'on peut parfois, sur une même île se demander si l'on n'a pas affaire à deux langues différentes - ce qui pose d'ailleurs a priori la question de la variété qui serait à retenir dans le cadre d'une normalisation : les différents dialectes s'opposent non pas seulement par des différences de prononciations mais aussi par des différences grammaticales qui amènent à considérer que l'on a deux systèmes linguistiques : c'est le cas entre le créole de Port-au-Prince et le créole du Nord d'Haïti, mais l'écart est encore sensible à la Réunion entre le créole dit "des Hauts" et le créole dit "des Bas".

2. Ecriture : Systèmes graphiques

C'est depuis les années soixante-dix que l'on a vu un peu partout, au-delà du souci de transcrire phonétiquement les créoles, jusqu'alors notés "à la française", commencer à développer des systèmes graphiques visant une représentation cohérente, mais toujours proche d'ailleurs d'une représentation phonétique - ce qui ne manque pas de poser le délicat problème de la variété à instrumentaliser, et d'amener parfois à préconiser la séparation de variétés très proches, chaque groupe de locuteurs voulant son propre système, souhaitant ainsi rendre compte de la prononciation et des spécificités de son dialecte.

Si une transcription phonétique est indispensable, et est notamment un outil significatif pour les linguistes qui discutent et comparent les langues, une notation strictement phonétique pose de très nombreux problèmes. Elle tend d'ailleurs à faire oublier que l'apprentissage de l'écriture et de la lecture est indispensable pour toute langue et encourage les lecteurs potentiels à rejeter le créole écrit qu'ils disent ne pas pouvoir lire (certains parlent même de "nouveau" créole, en précisant qu'ils ne connaissent pas et ne comprennent pas ce créole).

On rappellera surtout qu'une transcription phonétique est proprement "illisible" et qu'elle suppose toujours que le locuteur épelle au lieu de reconnaître les mots et qu'il restitue ensuite la prononciation rythmée correcte en fonction de sa région, de son "accent". Elle donne une lecture cahotique et hésitante, une lecture lente et répétitive qui rebute ceux qui s'essayent à lire le créole. Il est certain, si l'on veut développer l'écrit créole dans les décennies qui viennent, qu'il faudra se poser enfin la question de la lisibilité, en analysant, à la lumière de la théorie de l'information, les phénomènes de redondance graphique qui sont indispensables, et qui ont été négligés jusqu'à maintenant : ponctuatio soignée pour rendre l'intonation de langues de structures orales, marques grammaticales indispensables susceptibles de rendre compte des phénomènes de liens entre éléments et de ruptures entre syntagmes, etc.(3)

La question de la codification du créole est plus avancée en Haïti, même si l'accord n'est pas total face aux règles orthographiques établies par décret(4). Après des années où s'opposaient en Haïti les notations de Faublas et Pressoir (adoptée par l'Office National d'Action Communautaire et d'Alphabétisation du gouvernement haïtien sous François Duvalier) et l'orthographe non étymologique du créole introduite dans les années quarante-cinq par Ormonde McConnell et Franck Laubach (orthographe dite "anglo-saxonne" en raison des nationalités de leurs auteurs, un Irlandais et un Américain), le décret de 1979 fixait un certain nombre de règles en officialisant l'orthographe dite de l'Institut Pédagogique National, mais élaboré sous l'égide d'une équipe française de l'Université de Paris V(5). Ce décret a d'ailleurs eu des conséquences hors d'Haïti, car c'est de ces règles que se sont inspirés les membres du GEREC(6) quand ils ont voulu proposer un système de notation pour le créole des Petites Antilles, même si le contexte antillais (usage à peu près généralisé du français et apprentissage du français écrit par toute la population) est assez différent de celui d'Haïti, pays marqué par un unilinguisme créole important et un analphabétisme non moins important. Les réactions souvent très négatives des Antillais face à un système qui prône la "déviance maximale" (c'est-à-dire qui en toute situation, pour souligner la spécificité du créole par rapport au français choisit systématiquement des graphies différentes pour noter des sons semblables) entraîne surtout une désaffection de l'écrit voire du créole dont beaucoup de locuteurs se demandent s'il peut être écrit et s'il s'agit d'une véritable langue.

Dans l'Océan Indien, de fait, coexistent un peu partout divers systèmes : le cas d l'Ile Maurice est particulièrement significatif où sont utilisés au moins trois système qui ont d'ailleurs tous évolué au cours des vingt dernières années sans que l'on puisse noter de véritables points de convergences :

Les Seychelles essayent, après bien des tentatives, de fixer l'orthographe du créol mais pendant des années également divers systèmes ont été proposés qui n'ont guère facilité la promotion du créole en raison des difficultés rencontrées par la population pour y accéder, quand en outre avant qu'un système ait pu être connu, un autre lui est préféré par les instances officielles !

A la Réunion si un système a été proposé par les universitaires, il est loin d'être véritablement entré dans la pratique courante et l'on voit coexister concurremment à la fois des notations très francisantes, des notations conformes aux propositions effectuées à l'Université par Michel Carayol, Robert Chaudenson, et quelques autres (on évoque ce système sous le nom de "Lekritir 77"(7)) mais également un système inspiré de l'exemple haïtien (cf. Waro / Daniel Hoarau, etc.). La réflexion, inachevée sur ce plan, est toujours l'occasion de débats importants, souvent très passionnés.

3. Phonétique - Phonologie

Les créoles ont poussé au plus loin les tendances du français. et l'on peut dire que l'on a chaque fois affaire, avec les systèmes créoles, à des sous-systèmes phonologiques du français, qui présentent des différences d'une zone à l'autre, mais qui sont tou marqués par une réduction des groupes consonantiques, une préférence pour les structures syllabiques à CV ou CVC. Par ailleurs, d'autres traits marquant des systèmes créoles sont la réduction voire la disparition des oppositions labiales - non labiales au niveau des voyelles d'avant. Si dans la Caraïbe l'opposition des quatre degrés d'aperture fonctionne bien : bò (bord) s'opposant à bo (baiser), lélé (bâton à trois branches ou plus permettant de battre des aliments) s'opposant à lèlè (cancanier, médisant, mauvaise langue…), pè (peur) s'opposant à pé (pouvoir ou se taire), dans l'Océan Indien les degrés d'aperture dans les voyelles médianes sont fonction du contexte, la tendance étant plutôt à la réalisation de la voyelle fermée.

Le système syllabique du français, complexe, s'est simplifié partout : on ne trouve guère que les types syllabiques suivants :

  • V (peu représentés : les épenthèse sont fréquentes à l'initiale : zanfan, lanvi, naryen, luil…)
  • CV (majoritaire) : kò, ké, man, zo
  • CVC : bèl, bèt, fiy, kaz
  • CCV(C) : krik krak, plis, gran.
  • Le traitement du "r" français distingue encore la Caraïbe et l'Océan Indien : conservé, même faible dans l'OI, le "r" s'est amuï (était déjà amuï) lorsque les variétés de français sont arrivées aux Antilles : ainsi on ne trouve jamais en Haïti ou en Guadeloupe-Martinique de "r" en position finale de syllabe ; on a : "fini " (finir), "kouri" (courir), "palé" (parler), "sè" (sœur), "monpè" (abbé, prêtre < mon père), "kò" (corps)… En contexte labial, le "r" est souvent remplacé par "w", son d'arrière labialisé : "wou", "wòch", "fwè", "bwa", etc. Dans l'OI, en revanche, le "r" implosif est encore présent, marqué au moins par l'allongement vocalique ou peut-être, selon certains linguistes, par une diphtongaison de la voyelle qui le précède et on trouve "kor" (corps), "pèr" (peur ou prêtre < père), "kour" (cour d'une maison), "kours" (course)…

    La nasalisation contextuelle (nasalisation d'une voyelle précédée ou suivie d'une consonne nasale, selon les zones) reste un phénomène fréquent dans les créoles. Elle semble plus particulièrement développée en Martinique où l'on a à la fois nasalisation régressive (courante un peu partout : "maman" devient "manman"), mais également nasalisation progressive : ainsi "touné" (tourner) en Guadeloupe correspond à un "tounen" en Martinique.

    Dans l'Océan Indien, les consonnes palatales sourdes ou sonores du français sont antériorisées et réalisées comme les dentales : "manjé" (manger) (zone américano-caraïbe) devient "manzé", "chyen" (chien) devient "lisyen", après agglutination de l'article français, etc.

    La disparition à peu près générale de la série antérieure labialisée du français ([y], [ø], [œ]) a entraîné dès l'origine la transformation de formes comme "rue" en "lari" (avec agglutination de l'article), "cheveux" qui devient "chivé", "monsieur" devient "misyé", "sœur" devient "sè", "cœur" devient "kè", "queue" devient "ké" ou "laké" et "feu", "difé", etc. Toutefois, aux Antilles, la prononciation française restant très prisée, on assiste à de phénomènes d'hypercorrection, voire au développement dans certaines îles de systèmes recherchant les antérieures labialisées qui donnent donc des formes comme "chuveu", "musyeu" et on assiste ainsi parfois à la multiplication des "u" en-dehors même des places où ils existent en français.

    4. Morphologie


    (1) En particulier dans Le créole haïtien : morphologie et syntaxe. Cet ouvrage publié d'abord en 1936 chez Wetteren, Port-au-Prince a été réédité par Slatkine Reprints, Genève en 1974.
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    (2) Cf. M.C. Hazaël-Massieux, 1999 : Les créoles : l'indispensable survie, Paris, Editions Entente, 310 p.
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    (3) C'est ce que nous avons déjà entrepris dans un ouvrage paru en 1993 : Ecrire en créole, L'Harmattan, 316 p.
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    (4) Après l'officialisation de l'usage du créole dans les écoles haïtiennes par un décret gouvernemental du 18 septembre 1979, deux communiqués des 22 et 31 janvier 1980 précisaient officiellement les graphies du créole.
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    (5) Pour de plus amples renseignements sur cette question de l'élaboration et de la fixation de l'orthographe de l'haïtien, on se reportera à A. Valdman, "L'orthographe du créole haïtien : au-delà de l'alphabet", in Etudes Créoles, vol. XXII, n° 1, 1999, pp. 81-96.
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    (6) Groupe d'Etudes et de Recherches en Espace Créolophone.
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    (7) Le "manifeste" du collectif qui est à l'origine de Lekritir 77 est notamment présenté dans le Petit Dictionnaire Créole réunionnais / Français, de Daniel Baggioni (Université de la Réunion, 1987, pp. 7-9).
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