Marie-Christine Hazaël-Massieux



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Les créoles à base française : une introduction (2)

(à paraître dans les TIPA, Aix-en-Provence, 2002)

4. Morphologie

Les créoles sont tous caractérisés par une morphologie flexionnelle réduite, surtout au regard de la langue d'origine principale, le français, qui elle-même avait déjà perdu de nombreux traits flexionnels par rapport au latin. De fait, il n'existe pas de flexion véritable dans les divers créoles (même si certaines formes fléchies en français donnent parfois deux mots en créole permettant de rendre deux valeurs : ex. "i fèt Lapoint" = Il a été conçu à Pointe-à-Pitre (permet de rendre un passif autrement inexistant en créole) / "i fè on bitin" = il a fait quelque chose (formes attestées en créole de Guadeloupe). Ces cas résultants de la morphologie du français restent de toutes façons exceptionnels et ne sont pas applicables à tous les verbes, loin de là, et n'existent pas dans tous les créoles.

e mot créole n'est généralement pas identifiable comme nom, verbe, adjectif ou adverbe en-dehors de son contexte d'utilisation. En créole des Petites Antilles, "mangé" est verbe dans le contexte "I ka manjé" (= il est en train de manger), il est nom dans "manjé-la-sa bon" (= le repas est bon). Les mots, dans tous les créoles sont plutôt courts, une ou deux syllabes, très exceptionnellement trois ; le plus souvent le mot est confondu avec le morphème (mais on verra ci-dessous les cas de composition nominale, et on fera quelques remarques plus précises sur les phénomènes - rares - de dérivation suffixale).

Le verbe créole est caractérisé par la quasi-invariabilité du lexème verbal (certains créoles de l'Océan Indien connaissent l'alternance entre les formes longues et brèves du verbe, motivée par le contexte : "Li koz buku / Li kapav kozé"), les valeurs en discours étant données par des particules préverbales, variées et combinables qui permettent de faire passer les valeurs de temps, d'aspect et de modalité nécessaires. Ces particules, issues des structures périphrastiques ou à auxiliaires du français (très fréquentes en langue orale) varient avec les créoles (chaque créole n'a pas retenu les mêmes auxiliaires pour constituer son système grammatical) et même si la forme est identique n'ont pas les mêmes valeurs. Ainsi on ne confondra pas "ka" (Petites Antilles) et "ka(p)" (Haïti), de même qu'on n'assimilera pas abusivement le "ap" de l'haïtien au "ka" des Petites Antilles, leurs valeurs exactes se révélant assez différentes, même s'il peut y avoir recoupement partiel.

Le nom créole ne peut guère être distingué du verbe par sa forme, même si l'on peut souligner que si tout verbe peut devenir nom en recevant les marques de détermination appropriées, tout nom ne peut pas devenir verbe, même si des formes populaires sont relevées dans la littérature qui tendraient à montrer une capacité du nom lui-même à être utilisé comme verbe : cf. i ka didiko (Petites Antilles) = il prend son petit déjeuner, il casse la croûte. De fait, le nom créole, n'est pas marqué en genre, non plus d'ailleurs qu'en nombre : les noms français féminins et les noms français masculins se retrouvent dans une seule et unique classe nominale, et reçoivent les mêmes particules chargées d'indiquer le caractère défini / indéfini, démonstratif, etc. cf. fanm-la (lan en Martinique), nonm-la (lan en Martinique), tab-la, liv-la, etc. (la femme, l'homme, la table, le livre…). Le pluriel est marqué par une particule antéposée ou postposée selon les créoles : sé- dans les Petites Antilles, -yo en Haïti, bann- dans l'Océan Indien : ex. : pour dire "les enfants", on dira "sé ich-la" en Martinique, "pitit-la-yo" en Haïti, "bann zanfan" à Maurice. Ce sont ces divers déterminants qui permettent d'identifier le nom dans la phrase, et, comme on le verra, la position du nom par rapport au verbe qui permet d'exprimer sa fonction (cf. Syntaxe).

Ceci donne au créole des caractéristiques largement agglutinantes. Ainsi pour rester dans le domaine du nom, on pourra montrer comment s'ajoutent en quelques sortes les particules pour constituer progressivement la valeur grammaticale d'un groupe nominal (exemple guadeloupéen) :

  • zozyo-la = l'oiseau
  • zozyo-la-sa = cet oiseau
  • sé zozyo-la-sa = ces oiseaux.
  • La morphologie dérivationnelle elle-même est très réduite en créole, même si les contacts quotidiens avec le français, amènent certains locuteurs (avides de développer lexicalement leur langue) à proposer des formes dérivées sur le modèle français. Ainsi, dans un numéro de la revue Antilla Kréyol(8) le GEREC a-t-il pu proposer d'une part des éléments de vocabulaire de la langue et de la littérature (fabriqué souvent avec des suffixes français ou francisants, transcrits phonétiquement), d'autre part du vocabulaire de l'électricité et de l'électronique. La dérivation, qui est un procédé français pour faire des mots nouveaux, n'est pas un procédé universel, en tout cas n'est pas créole, les créoles étant des langues où la dérivation est à peu près inexistante. Tout au plus peut-on, en créole des Petites Antilles et d'Haïti, recourir à l'opposition suffixale é/è pour marquer l'opposition entre le verbe et l'agent de l'action exprimée par le verbe, comme dans "chanté / chantè", " konté / kontè", même si ces formes ne sont pas systématiquement relevées dans les dictionnaires et qu'elles sont utilisées avec parcimonie par les locuteurs. C'est à propos d'ailleurs de l'agent que l'on trouve parfois l'opposition permettant de souligner l'existence d'un agent masculin ou féminin : chantè / chantèz ; chanselè / chanselèz, ou encore fransé / fransèz, ayisyen / ayisyenn.

    Les autres formes dérivées, de rentabilité également très faible, sont, en créole de la Caraïbe, des dérivations N / V comme "pyé / pyété", "pròp / pròpté", "tafya / tafyaté", etc. ou effectuées par des auteurs modernes sur le modèle français : "andédan / andédanizé" (dérivation proposée par le GEREC) - forme beaucoup plus contestable et contestée, toujours à cause de la prégnance du modèle français.

    On cite encore parfois la possibilité de fabriquer un adverbe par ajout du suffixe -man à une forme nominale : "vitman" (vite, rapidement), "kouyaman" (bêtement), "blipman" (brusquement), "bònman / bòlman" (simplement)… Ces "adverbes en "-man" tirés du dictionnaire guadeloupéen(9), ne sont de fait que très peu nombreux, et ils le sont peut-être encore moins à la Réunion où, dans le Petit Dictionnaire créole réunionnais / français de D. Baggioni, on trouve répertoriés comme adverbes surtout des éléments issus de locutions adverbiales françaises et donc d'une grande variété morphologique : "alafrès" = à la fraîche, le soir, "antravèr" = de travers, en travers, "dabitid" = habituellement, d'habitude, "dabor" = d'abord, "daborinn" = tout d'abord, "dann fon" = en bas, "dann moman la" = à cette époque, "kousikou" = coup sur coup, "souvantfwa" = souvent, etc.… Si l'on trouve dans ce dictionnaire "dousman / ti-dousman" (lentement, prudemment), "kaziman" = presque, en quelque sorte, "vitman" = vite, ce sont une fois de plus à peu près toujours des emprunts, et on ne peut voir dans la présence de -man ici un suffixe productif qui permettrait de fabriquer de nouveaux adverbes en créole. La mention des parties du discours ne figure pas dans le dictionnaire guadeloupéen, mais on peut aussi trouver des formes à valeur adverbiale de types divers comme "alakous" = à la hâte, "alanvè" = à l'envers, "anfwa" = immédiatement, "anlèla" = là-haut, "dévitès" = entre deux feux, "lamenmla" = tout près, pour ne prendre que quelques exemples au hasard (ce sont les "adverbes" de loin les plus nombreux dans ce dictionnaire) ; en Haïti, pour prendre un troisième exemple, le Dictionnaire de Valdman(10) ne livre guère d'adverbes : on citera par exemple : "apatandojodi" = désormais, "apeprè" = à peu près, approximativement, "alèkilé" = désormais, de nos jours, "bwòdè" = avec affectation, "gentan" = déjà, "kèlkilanswa" = en tous les cas, "sitou" = surtout, spécialement, "tanzantan" = de temps en temps, parfois… mots de formes très variées et qui n'ont aucune caractéristique morphologique spécifique. En haïtien, les adverbes en -man, même simplement issus du français, semblent particulièrement peu nombreux dans les relevés d'A. Valdman où l'on ne trouve ni "bònman" ni "vitman", pourtant présents dans d'autres créoles : au cours d'une lecture rapide nous avons trouvé : "senpleman" = seulement, "sensèman" = sincèrement… Plus encore là que précédemment, il faut se poser la question de savoir si ce procédé est véritablement un procédé créole, quand on sait que la plupart des formes adverbiales ainsi attestées ont un équivalent direct en français et peuvent être considérés simplement comme des adverbes empruntés.

    Dans la perspective de la définition d'un adjectif créole, on a beaucoup discuté de la réalité d'une opposition N / Adjectif(11), mais aussi de l'opposition Adjectif / Verbe. Il est vrai que tous les auteurs semblent s'accorder sur la tendance générale à recourir à un nom pour déterminer un autre nom, c'est-à-dire de fait pour remplir une fonction adjectivale, mais aussi sur la possibilité de conjuguer en créole, à l'aide des marqueurs usuels, aussi bien des éléments venant de la classe des noms que de celle des verbes ou de celles des adjectifs en français :

    Certaines structures verbales intensives spécifiques peuvent être utilisées aussi bien avec des "verbes" qu'avec des "adjectifs" : "sé alé li alé / sé bèl li bèl" (haïtien)(12).

    Les auteurs parlent ainsi d'adjectivaux, d'adjectivoïdes, etc. sans trancher le problème. Mais morphologiquement, on ne peut identifier des adjectifs : s'il existe une spécificité de l'adjectif en créole, elle ne réside en tout cas pas dans l'accord, qui est un des critères généralement retenus pour la définition de l'adjectif dans les langues flexionnelles : en l'absence de genre dans les divers créoles, on trouvera : ène zoli tifi, èn gro dimoun (créole mauricien), on bèl tifiy, on bèl tigason (créole guadeloupéen). Les cas de variation de genre héritée du français, dans certains adjectifs de nationalité surtout, restent marginaux. Ce sera donc lors d'une approche syntaxique qu'il conviendra de reposer la question d'une analyse qui permettrait distributionnellement de caractériser une classe d'adjectifs.

    Les créoles connaissent quelques "prépositions" et "conjonctions" que l'on préfèrera regrouper dans une catégorie plus globale de "connecteurs", car il est difficile de distinguer, sauf par l'analyse du contexte, des conjonctions et des prépositions ; ainsi "dépi", en créole des Petites Antilles pourra se rencontrer devant un nom "dépi nanni-nanan" (= depuis la nuit des temps) ; il joue ici le rôle de ce que l'on appellerait une "préposition" en français ; mais il pourra aussi être chargé de réunir deux phrases et avoir ainsi la valeur d'une conjonction : "dépi i vini, moin trankil" (dès lors qu'il vient, je suis rassuré). Le créole recourt beaucoup moins aux prépositions que le français : alors qu'en français, par exemple, certaines positions syntaxiques sont obligatoirement marquées par la présence d'une préposition (je donne le livre à Pierre, je parle à Pierre), le créole place les (deux) compléments du verbe sans aucune marque : "moin ka doné Pyè liv-la ; moin ka palé Pyè".

    Quelques connecteurs sont encore utilisés pour coordonner deux mots ou deux unités de même niveaux : on citera quelques exemples :

    On dispose aussi de connecteurs indiquant la position et la localisation : "adan" (dans, en,…), "asou" (sur), "anlè" (au-dessus), "anba" (sous), etc… attestés selon des variantes diverses dans les divers créoles), ou le temps : "lè", "dépi", "kan"…

    Il semble d'ailleurs que les connecteurs connaissent un certain développement à partir du moment où les créoles deviennent langues écrites, la communication in absentia nécessitant une plus grande explicitation des relations syntaxiques, qui, à l'oral, sont exprimées essentiellement par l'intonation.

    Les "pronoms", quant à eux, ont des formes variées d'un créole à l'autre, avec toutefois deux grandes tendances : le système de la zone caraïbe et le système de l'OI. Dans la zone américano-caraïbe, les pronoms n'ont pas de formes différentes quand ils sont sujets ou compléments, masculins ou féminin, mais ils sont l'objet d'importantes variations morphophonologiques qu'il conviendra de retenir, en sachant toutefois qu'il s'agit de phénomènes purement oraux qui ne sont d'ailleurs pas obligatoires : en cas d'insistance, le pronom peut parfaitement apparaître sous sa forme longue, y compris dans les positions où cela semble le moins fréquent : si l'on dit usuellement "i ka vine" (il vient) en créole des Petites Antilles, on peut entendre "li ka vine" ; "moin vwè-y" (je l'ai vu) peut être réalisé : "moin vwè-li". C'est en Haïti que les élisions sont les plus nombreuses(13) ; en mauricien il existe un certain nombre de modifications liées à l'environnement et au débit rapide(14). Dans l'OI, pour les deux premières personnes du singulier, on peut noter des différences de formes dans certains parlers entre le sujet et le complément.

    Ces pronoms issus de formes françaises ou dialectales renforcées sont les suivants :

    Petites AntillesHaïtiGuyaneRéunionMaurice
    Pers. 1moin/man (an-)mwen /-m-momwin / mimo/mwa
    Pers. 2(v)ou / wouto / ououto/twa
    Pers. 3l ( i ) / yli / -l-lili / lu / èlli
    Pers. 4nounou / -n-nounounou
    Pers. 5zòtnou / -n-zotzotzot
    Pers. 6yoyo / yzotzot

    Les marques personnelles ici présentées qui servent de pronoms lorsqu'elles sont placées dans l'entourage du verbe, servent de déterminants possessifs dans les Petites Antilles et en Haïti lorsqu'elles sont placées après le nom. On aura ainsi : fwè-moin (Martinique), fwè-m (Haïti), fwè-an-moin (Guadeloupe) = mon frère fwè-yo (Martinique), fwè-a-yo (Guadeloupe) = leur frère.

    En Guyane, mais aussi dans tout l'Océan Indien, les possessifs constituent un paradigme partiellement distinct : "li" (pronom) se voit remplacer par "so" (déterminant) : on aura ainsi en Guyane "mo, to, so, nou, zot, yé". Les possessifs sont en outre préposés au nom : "so frè" (Guyane, Maurice) = son frère ; "mo chat" ou "mo sat" (mêmes pays) = mon chat, etc. Ainsi, si le mauricien ne distingue pas à la première personne "je chante" et "ma chanson" "mo sante", il oppose "li sante" = "il chante", et "so sante" = "sa chanson". Le "yé", spécifique du guyanais ("yé liv" = leur livre) est remplacé par zot en mauricien : "zot liv". A la Réunion, on a "mon, out, son, nout, zot, zot", toujours préposés au nom : "out papa" = ton père (Réunion). tandis qu'aux Seychelles où les formes sont très proches de celles de Maurice, on trouve "mon / mwa" comme pronom de première personne, et "ou" (plus rare à Maurice, bien qu'attesté) comme deuxième personne. Les possessifs sont "mon", "ou", "son", "nou", "zot", "zot" préposés.

    Les pronoms relatifs proprement dits sont peu nombreux dans les créoles ; on dispose toutefois de procédés qui permettent de montrer qu'un groupe ou une phrase sont liés avec une fonction déterminante au nom qui la précède. On mentionnera le pronom relatif sujet : ki, attesté à peu près partout : "nonm ki vini sé bon moun an-moin" = l'homme qui est venu est un de mes amis. Les formes qui correspondraient à des relatives objets en français ne sont pas introduites par un pronom, mais la solidarité des éléments dans la structure est soulignée par l'usage d'une particule "la" déterminante, reprise en fin de groupe : "nonm-la moin vwè la" = l'homme que j'ai vu (Guadeloupe) ; "wòb sa a Nana renmen an koute twò chè" = cette robe que Nana aime coûte trop cher(15) (Haïti) (ici le "la" est représenté par "an" en contexte de voyelle nasale). Dans l'Océan Indien, on pourra citer un exemple de D. de Robillard comparable où "la", selon la terminologie qu'il adopte joue le rôle de "borne syntagmatique" : "Bug (ki) mo ti dir twa la, ki fin vin lakaz la, li fin fon net" = Le type dont je t'ai parlé qui est venu à la maison a disparu complètement(16). On signalera toutefois que l'influence du français, langue en contact, se fait sentir et qu'il n'est pas rare d'entendre par exemple dans les Petites Antilles "nonm-la ku (ou ke) moin vwè la" même si cet usage est dénoncé par les locuteurs quand on le leur soumet(17).

    5. Syntaxe

    En l'absence de morphologie flexionnelle, on concevra que le créole marque les fonctions dans la phrase par la position : effectivement, l'ordre, très strict, permet d'opposer "sujet" et "objet" :
    Pyè ka bat Pòl / Pòl ka bat Pyè (Pierre bat Paul / Paul bat Pierre).

    Mais ceci va encore plus loin, puisque, comme nous l'avons vu, il n'y a pas de différence morphologique entre un adjectif et un nom : la place est décisive pour indiquer déterminé et déterminant :
    Timoun fwè-moin = Le fils de mon frère
    Fwè timoun-moin = Le frère de mon fils
    ou encore : "manman-zanfan" = mère de famille, ou "zanfan manman" : les enfants de la mère.

    Dans la mesure où il a pu apparaître dans le chapitre "morphologie" que de nombreux mots pouvaient servir d'adjectifs, et que, plus généralement, les mots dans les créoles n'appartenant pas à une classe morphologique définitive entrent dans une catégorie syntaxique en fonction de leurs emplois - catégorie que l'on peut déterminer par une analyse distributionnelle -, cette question de l'adjectif et de sa définition en créole pourra précisément servir de modèle pour montrer comment on peut établir l'existence d'une catégorie grammaticale de façon syntaxique (et non pas morphologique) dans une langue non-flexionnelle.

    Pour distinguer nominaux et verbaux, R. Ludwig faisait déjà remarquer que certains mots sont plus volontiers déterminants du nom que prédicats : c'est le cas par exemple de "menm" en créole guadeloupéen(18) (p. 147) qui ne peut être utilisé qu'en fonction déterminative : "Ou toujou ka fè menm biten-la !" (Tu fais toujours la même chose !).

    Si la plupart des nominaux peuvent être déterminants (le nom qui suit détermine le nom qui précède en créole), et attributs, qu'ils proviennent à l'origine de noms français ou d'ajectifs français ("Pyè doktè" = Pierre est médecin ; "Pyè anmègdan" = Pierre est ennuyeux), ils ne peuvent tous recevoir des marques de degrés - ce qui est un critère classique utilisé dans les diverses langues pour caractériser une catégorie de l'adjectif. On dira "Pyè trop anmègdan", ou "plis anmègdan pasé Jak", mais non pas *" Pyè trop doktè" ou * "Pyè trop prézidan"…

    Serait-il alors utile, dans ces conditions, de distinguer dans les divers créoles parmi les formes "qui servent d'adjectifs", celles qui étaient déjà des adjectifs en français et celles qui étaient des noms ? On peut noter que les anciens adjectif français sont plus systématiquement susceptibles de servir à la fois

    alors que les anciens noms français ne sont pas toujours aisément verbes ou adverbes.

    En outre, on soulignera que certaines formes proprement adjectivales peuvent être antéposées - ce qui n'est jamais le cas des noms utilisés comme adjectifs (déterminants d'un autre nom). La liste des adjectifs antéposables est toutefois close en créole et fort limitée : Leila Caid(19) donne la liste suivante pour le créole mauricien (dix-sept adjectifs selon elle) : bèl, bézèr, bon, foul, gro, long, mesan, move, nuvo, pov, sef, tipti, vyé, zanti, zèn zoli… mais on pourrait citer encore "gran", "vilin", "mari"… Sans prétendre donner la liste exhaustive en créole des Petites Antilles - liste qui serait d'ailleurs un peu différente - on signalera que celle-ci ne serait sans doute pas beaucoup plus importante, avec bèl, bon, gran, gro, jèn, joli, mové, nouvo, plin, pòv, ti/piti, vyé…, et quelques autres auxquels il faudrait sans doute ajouter "manman" et "papa" (signifiant tous deux "énorme", "très gros", mais qui ne seraient pas, eux, à la différence des autres adjectifs antéposés, susceptibles d'être utilisés comme prédicats ou de recevoir des marques de degré).

    On soulignera d'ailleurs que ces formes antéposables (peut-être les seules qui mériteraient vraiment le nom d'"adjectifs" ?) tendent d'ailleurs, au moins dans les créoles de la Caraïbe à jouer de plus en plus le rôle de "préfixes" : dans la composition, le sens de l'adjectif antéposé n'est d'ailleurs pas exactement le même que celui de l'adjectif antéposé : "on ti-moun" n'est pas réellement "on moun ki pitit", "on vyé-kò" (= un vieillard) ou "on jèn jan" (= un jeune homme) sont de nouvelles réalités par rapport à "kò" ou "jan".

    Si l'on ne retenait que les adjectifs antéposables comme "véritables adjectifs" en créole, on obtiendrait une liste très limitée. Faut-il étendre cette liste à tous les éléments susceptibles de recevoir des marques de degré ? Il n'existe pas à proprement parler en créole d'adjectifs relationnels (incompatibles, sauf valeur sémantique très particulière, avec le degré) ; précisément pour marquer la "relation", on recourt tout simplement à un nom qui juxtposé au nom qui le précède le détermine : "diskou prézidan" = le discours du président, le discours présidentiel. Si l'adjectif est ce qui dénote une qualité graduelle, on devrait exclure de la catégorie de l'adjectif ces formes que l'on peut rencontrer comme déterminatifs ou attributs, mais qui ne sont pas susceptibles de degré : si l'on peut dire "timoun doktè" = les enfants du médecin ou "moin doktè" = je suis médecin, on ne pourra pas dire *"moin plis doktè ki Jan" (= je suis plus médecin que Jean) ou *"moin tròp doktè" (= je suis trop médecin) ! Ce critère du degré n'est d'ailleurs pas seulement caractéristique des "anciens adjectifs" du français (bèl, pitit, zoli, mové…,. : "li tro zoli", "li byen fò", etc.) mais s'applique à un certain nombre d'adjectifs créoles, issus de noms français, susceptibles de recevoir une marque de degré. L. Capron-Caïd cite comme possible en créole mauricien "li ti tuzur pli mizèr ki so kouzine" (elle a toujours été plus pauvre que sa cousine) ou "Mari ti pli sagrin ki Zan kan zot papa ti malad" (Marie était plus triste que Jean quand leur père était malade).

    On voit que, si la frontière Nom / Adjectif est parfois difficile à tracer en créole, et si l'on peut être tenté de parler, comme certains auteurs, d'adjectifs "purs", pour qualifier ceux qui seraient plus "adjectifs" que d'autres et pour les distinguer de formes susceptibles de remplir des fonctions fort diverses, c'est l'accumulation de divers critères qui, de fait, permet de distinguer les adjectifs des noms (ou des verbes). L'étude distributionnelle se révèle un auxiliaire précieux pour dégager la catégorie syntaxique des adjectifs, catégorie qui, nous l'avons vu, ne peut être définie morphologiquement en créole, comme d'ailleurs dans toutes les langues non-flexionnelles.

    6. Le lexique


    (8) n° 2, octobre 1984.
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    (9) Dictionnaire créole français, avec un abrégé de grammaire créole et un lexique français-créole de Ralph Ludwig, Danièle Montbrand, Hector Poullet, Sylviane Telchid, SERVEDIT / Editions Jasor, 1990.
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    (10) Valdman, 1981.
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    (11) Cf. en particulier D. Véronique "Existe-t-il une classe adjectivale en mauricien ? " in Travaux du CLAIX, n°1, 1983, pp. 201-222 et du même auteur "Note sur les "adjectifs" dans quelques créoles français", in Langages, n° 138, juin 2000, "Syntaxe des langues créoles", D. Véronique, éd., pp. 61-69.
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    (12) Cité par R. Damoiseau, pp. 153-154, " Les adjectivaux en créole haïtien ", in Matériaux pour l'étude des classes grammaticales dans les langues créoles, D. Véronique, éd., Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence, 1996.
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    (13) Ce phénomène a été décrit et bien explicité par Jean-Robert Cadely, notamment dans deux articles d'Etudes Créoles : 1995, vol. XVIII, n° 1 : "Elision et agglutination en créole haïtien : le cas des pronoms personnels ", pp. 9-38 et 1997, vol. XX, n° 1 : "Prosodie et cliticisation en créole haïtien ", pp. 77-88.
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    (14) Cf. Didier de Robillard, 1993 : "Quelques aspects du syntagme pronominal en créole mauricien ("pronoms personnels")", in Etudes Créoles, 1993, vol. XVI, n° 1, pp. 39-60.
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    (15) Exemple cité par Joseph L. Joseph, 1988 : "La détermination nominale en créole haïtien", thèse de doctorat de 3e cycle, Université Paris VII, p. 235, et repris par D. Fattier, "La genèse de la détermination postnominale en haïtien : l'empreinte africaine", in L'information grammaticale, n° 85, mars 2000, pp. 39-46.
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    (16) "Plurifonctionnalité de(s) la en créole mauricien. Catégorisaation, transcatégorialité, frontières, processus de grammaticalisation ", in L'information grammaticale, n° 85, mars 2000, pp. 47-52.
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    (17) Dans un mémoire de Diplôme Universitaire de Langues et Cultures régionales, option créole, Daniel Dobat, 1993 présente, pour les contester, les apparitions nombreuses à la radio de formes comme "nou konstaté que…", " sèl bagay que ou pé fè sé ponmlen andidan Fòdfwans", etc. (cf. corpus p. 119, Le discours radiophonique créole en Martinique (1989-1992). Destructuration restructuration de la langue créole ? 193 p.).
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    (18) "L'adjectif en créole guadeloupéen", in D. Véronique, éd. : Matériaux pour l'étude des clases grammaticales dans les langues créoles, 1996, Publications de l'Université de Provence, pp. 137-149.
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    (19) Leila Caid-Capron, "La classe adjectivale en créole réunionnais et mauricien", in D. Véronique, éd., 1996, pp. 163-192.
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