Les trois frères et Grand Diable 1

"Kriké !
- Kraké monsieur !
- La clé dans votre poche, la fiente dan mon sac ! Monsieur la Foi a mangé son foie avec un grain de sel."note 2.

Je vais vous raconter l'histoire de trois frères qui, une fois devenus grands, s'en vont faire une promenande. L'un des trois, le plus petit, est un peu bossu ; il est un peu infirme ; il a le dos un peu bombé. Les deux qutres, qui sont plutôt normaux, se concertent et lui disent :
"-Mon frère, nous allons nous promener.
- Eh bien oui, répond le petit, allons-y puisque nous sommes grands et que nous n'avons plus de parents ; que faisons-nous ici ?"

Autrefois, on ne travaillait pas beaucoup ; on se contentait de peu ; on ne connaissait pas les tracas administratifs ; inutile de se casser la tête. Si on avait envie de travailler, on y allait ; si l'on n'avait pas envie, on n'y allait pas. Personne ne venait vous chercher, sauf si vous étiez sur la plantation ; dans ce cas, le matin, de bonne heure, il fallait répondre à l'appel du Blanc ; il fallait travailler. Mais si vous étiez au-dehors, vous n'aviez pas à vous casser la tête ; vous trouviez un petit travail par ici, une petite occupation par là ; et ça allait comme ça.

Alors les trois frères préparent leur repas.
"Qu'est-ce que vous emportez, vous ?" dit le petit bossu.
L'un des deux frères lui répond :
"Moi ? Puisque je vais faire une marche, je ne me contente pas d'un petit rien à manger ; je prends un bon cari."
Ces gens-là sont de bons vivants !
Il ajoute :
"Je tue une poule, je fais un bon cari 3 massalé ; je mets un peu de sauce pour arroser mon riz.
- Moi, dit l'autre, je fais un cari de porc et je prépare une salade.
Et s'adressant au petit maladif, il lui demande :
- Et toi, qu'est-ce que tu prends ?
- Moi, je préfère prendre un peu de farine de maïs et en faire une bonne galette ; ça me suffit.
- C'est là tout le manger que tu emportes ?
- Eh oui ! Chacun son goût."

Les deux autres font de longs préparatifs. Lui, de son côté, confectionne sa galette de maïs. Il remplit d'eau une calebasse - une calebasse comme celles du calebassier qui est là, à côté -. Les autres n'emportent pas d'eau, eux. Lui, il porte sa calebasse. En route ! Ils montent, ils montent, ils montent... Le petit n'est pas capable de marcher longtemps, avec son infirmité. Ils montent toujours... Vers cette heure-ci où je vous parle, ils se mettent à la recherche d'un endroit pour se reposer et manger. Ils n'ont encore rien mangé. Depuis le matin, ils n'ont pas arrêté de monter. Ils finissent par trouver un emplacement sous un arbre. Ils étalent un peu de paille sur le sol. L'un des trois dit aux deux autres :
"Dites ! j'ai faim moi ! Depuis ce matin, nous n'avons rien mangé ! Mangeons quelque chose.
- Mais oui, mangeons."
Ils disent à leur petit frère :
"Eh bien ! viens manger avec nous !
- Ah ! je n'ai pas faim. Mangez, vous autres ; moi, je mangerai tout-à-l'heure."

Mais l'un des deux constate que son manger commence à se gâter.
"Tiens ! dit-il, depuis que nous avons mis de la sauce, ce matin de bonne heure, le cari s'est gâté.
Il goûte un morceau de viande.
- Ah ! dit-il, mon repas s'est gâté.
- Tu plaisantes ? dit l'autre.
- Non ! c'est vrai !
- Ah ! dit l'autre, je vais regarder le mien."
C'est ce qu'il fait aussitôt. Gâté aussi ! Le manger n'est plus bon.

Ils examinent alors le repas du petit maladif, l'invalide là.

"Ah ! notre repas est gâté ! Il n'est plus bon ! Impossible de le manger !"
Ils jettent leur manger et la faim les tourmente.
Le plus petit des trois, le petit maladif là, défait son repas ; sa galette de maïs est bien sèche, comme du pain. C'est qu'il n'y a pas de sauce ! Alors, rendez-vous compte !
"Eh bien ! puisque vous n'avez rien à manger, leur dit-il, et que vous êtes fatigués, je vous invite à partager mon repas."
Il découpe sa galette en trois ; une galette bien sèche, intacte. Il en donne un morceau à chacun des deux autres. Mais la galette est tellement sèche qu'ils s'étouffent en la mangeant ; et à l'endroit où ils se trouvent, il n'y a pas d'eau.
Le petit, lui, a sa calebasse ; il boit.
"Eh là ! dit l'un des deux autres, donne-moi un peu de ton eau ! Je m'étouffe !
- Ah ! Ah ! répond l'autre, tu t'étouffes ? Mais quand je t'ai dit d'emporter de l'eau, tu n'as pas voulu, espèce de paresseux !
- Mais oui ! Seulement nous sommes frères, oui, quand même.
- Bien sûr, mon ami ! Mais quand je t'ai dit d'emporter de l'eau, pourquoi as-tu refusé ?"
Enfin, il lui donne un peu d'eau, mais il ajoute :
"Je suis fatigué, moi, maintenant. Alors, vous allez me porter à tour de rôle.
- Oh ! si ce n'est que ça ! Tu es fatigué à ce point ? Nous allons te porter."
Ils mangent. Le repas terminé, ils se reposent un peu.

Le lendemain matin, à la première heure, ils "lèvent l'ancre". Ils marchent longtemps...
"Eh ! dit le petit, je commence à être fatigué, mon frère !
- Monte sur mon dos, dit l'autre."
Voilà qui est fait. Ils se remettent en route. Chemin faisant, ils rencontrent une bourrique.
Cet animal, d'autres l'appellent "âne" ; moi, je l'appelle "bourrique".
"Emmène cet animal avec nous, dit le petit frère.
- Ah non ! tu es fou ! Je vais attraper la bourrique d'un inconnu et l'emmener avec nous !
- Rends-moi mon "bouilli", rends-moi mon "bouilli", ma galette de maïs que tu as mangée ; rends-la moi si tu refuses d'emmener la bourrique avec nous !
- Mais nous sommes frères !
- Rien à faire ! Tu dois emmener cet animal !"
Enfin, je ne sais comment, l'autre attrape la bourrique. Les voilà en train de monter, poussant l'animal devant eux.
"Eh là ! descends un peu, dit celui qui porte.
- Ah ! rends-moi mon "bouilli", rends-moi mon "bouilli", ma galette de maïs que tu as mangée ; rends-la moi et je descendrai."
Mais la galette est depuis longtemps digérée !

Ils trouvent une citerne remplie d'eau.
"Tiens ! dit le petit frère, porte cette citerne !
Eh là ! comment pourrais-je faire ?
- Ah ! rends-moi mon "bouilli", rends-moi mon "bouilli" si tu ne la portes pas !"
Cela fait déjà une bourrique et une citerne.
"Porte ça ! dit le petit frère."
Enfin, l'autre soulève la petite citerne.
Autrefois, on appelait cet objet une "jarre" ; aujourd'hui, on dit une "citerne".
La citerne est pleine. Il la porte, la place sur la bourrique ; les voilà repartis. Ils marchent longtemps...

Chemin faisant, ils trouvent un champ de maïs.
"Tiens, dit le petit frère, cueille quelques épis de maïs pour moi, là.
- Ah ! Ah ! tu es fou ! Tu crois que je vais cueillir le maïs des autres ?
- Ah ! rends-moi mon "bouilli", rends-moi mon "bouilli", rends-moi ma galette de maïs. Si tu ne me la rends pas, je ne réponds de rien !"

Ils se remettent en route.. A un moment donné, ils trouvent une belle maison, une maison splendide.
"Ah ! Ah ! voilà une bonne aubaine ! Il est déjà tard. Mais comment faire pour entrer là-dedans ?"
Mais le petit invalide s'écrie :
"Il nous faut entrer. Comment faire ? Peu importe ; il faut entrer ; sinon où allons-nous dormir ?
- Ah ! je n'entre pas moi, dit l'un des deux autres.
- Ah ! rends-moi mon "bouilli, rends-moi mon "bouilli" ; si tu n'entres pas, rends-moi ma galette de maïs.
- Alors, tu n'as qu'à entrer le premier !"
Le petit frère monte et dit :
"Amène-moi la bourrique et la jarre d'eau.
- Eh là ! Comment faire pour amener cette grosse bourrique dans cette maison inconnue ?
- Ah ! rends-moi mon "bouilli", rends-moi mon "bouilli" ! Il faut que nous montions là-haut à l'étage."
Enfin, je ne sais pas comment, à force de se démener, ils arivent là-haut. ils dorment.
Et là, c'est la maison de Grand Diable.

"Criqué pour monsieur le Grand Diable !"
Les trois frères dorment.
Craqué monsieur !
- L'histoire ne dit pas vrai. Je n'en suis pas l'auteur. Les menteurs ce sont les vieux. Moi, je suis obligé de "ramasser" leurs histoires. Parfois ils les racontent aux enfants. Parfois ce qu'ils disent est vrai aussi !
- Criqué !
- Chasse ! Il y a des passages qui sont vrais !"

L'autre n'a pas voulu emmener la bourrique, la jarre d'eau, le maïs. Mais c'est pourtant cela qui va leur sauver la vie, car le Grand Diable les dévorerait s'ils ne trouvaient pas une astuce pour l'en empêcher.

Les voilà arrivés là-haut. Ils ont bien dormi. Grand Diable n'est pas là.
Le lendemain, Grand Diable arrive. Ah ! Ah ! debout, au-dessous il lance un coup d'oeil, comme ça ; il aperçoit des gens là-haut.
"Eh là ! vous avez du toupet, vous ! dit-il. Qui vous a conduits ici ?
- Mais c'est nous qui sommes venus !
- Alors, pissez un coup pour voir."
Le petit frère attrape la jarre d'eau ; il la débouche. Poutou... poutou... br... br... br...
"Oh ! Oh ! tu pisses trop mon vieux !"
Poutou... poutou... poutou...
"Hou ! Maman ! arrête ! arrête ! Eh là ! assez ! Maman ! Tu vas me noyer !
- Grand Diable, dit l'autre, à toi de pisser maintenant."
Grand Diable lâche un pissat ridicule ; foua... un instant, plus rien !
"Tiens, dit l'autre, je vais pisser de nouveau."
Il vide l'eau, qui coule en bas. Poutou... poutou... poutou...
"Ah ! mon Dieu ! Assez ! assez ! attends ! tu vas me tuer ! Mais qu'est-ce que vous avez à manger ? Je voudrais voir."
L'autre laisse échapper tout le maïs en disant :
"Boilà une bouchée pour toi !"
Quand le maïs est tombé en bas, Grand Diable a crié :
"Eh là ! ça brûle, mon frère ! Maman ! C'est là votre repas ?
- Parfaitement ! Qu'est-ce que tu veux maintenant ?
- Ah ! assez, mon frère ! N'envoie plus rien !
Alors l'autre dit :
- Grand Diable, ris un peu.
Grand Diable lance un éclat de rire.
Si je ris, dit l'autre, je descends. D'accord ?
- D'accord !"
Mon vieux ! L'autre a pincé la bourrique. La bourrique a dévalé l'escalier : parak, parak parak, parak...
"Maman ! s'écrie Grand Diable. Eh là ! tu ris trop fort ! Je m'en vais, moi !"
Grand Diable s'enfuit à toutes jambes. Disparu !

Les trois frères ont gardé la maison de Grand Diable. Voyez donc ! Une simple petite astuce pour le mettre en fuite ! Pauvre Diable !

A ce moment-là, je passe par là-haut.
"Tiens, dis-je, vous avez trouvé une belle maison. Donnez-moi une place, que je construise un boucan note 4.
- Quoi ? tu es fou ! Il n'y a pas de place ici pour toi !"
On m'allonge un coup de pied qui m'envoie ici vous raconter cette histoire.

Note 1 : La traduction donnée ici est celle du recueil de référence Lièvre Grand Diable et autres contes créoles de l'Océan Indien, (coll. "Fleuve et Flamme").

Note 2 : Ces formules et d'autres semblables sont utilisées par les conteurs au début du conte, mais aussi dans le cours du récit.

Note 3 : Le cari est un plat composé soit de viande, soit de poisson ou de crustacés que l'on mange accompagné de riz. Si dans la sauce ordinairement préparée à l'aide de tomates et d'oignons, on ajoute du curry, on obtient un "cari massalé".

Note 4 : Boucan : petite cabane, paillote. Les chasseurs ou les braconniers en construisent souvent, dans les Hauts de l'île, avec des branchages, pour se mettre à l'abri, ou dormir.