Extrait de Texaco :


"Le portrait d'Esternome au temps d'abolition"

Mais mon papa Esternome ne savait pas que l'Histoire accélérée par les milâtes allait soulever tout le monde des ancrages de cette terre. Que tous, devenus gibiers fous, nous volerions vers l'envie pleine de devenir français. Si bien qu'en semaine quand il retrouvait Jean-Raphaël autour d'une table de cabaret parmi de petits milâtes, ouvriers ou boutiquiers prospères, et qu'il les voyait rêver de 1789, des apparitions de la République dans cette grande terre de France, quand il les écoutait lire à voix religieuse Le Courrier des Colonies où le nommé Bissette dénonçait les planteurs, qu'il les entendait nommer Victor Schoelcher dans un rituel d'invocation, et qu'enfin juste avant de lever leur bol de vin choisi, s'exclamer tout soudain : La Monarchie est condamnée, la Liberté arrive ! La Liberté arrive !... Elle nous viendra des grandes traditions de la France !... - lui se levait, mon Esternome oui, en son français pas très vaillant, se levait afin de déclarer dans un silence qui à la longue se fit plus rare : Non, Messieurs et directeurs, la liberté va venir des nègres de terre, de la conquête de cette terre-là... Puis, tous, et lui-même le premier, plongeaient dans leur vin bu à la manière békée, dans leur musique des quatres [sic] vents et dans cette façon de danser comme les blancs-france en se tenant le mains, sur un rythme de tambour mais sans tambour évidemment.

  En fait, Sophie ma Marie, moi-même qui l'ai reçue, je sais que Liberté ne se donne pas, ne doit pas se donner. La liberté donnée ne libère pas ton âme...
Cahier n° 5 de Marie-Sophie Laborieux. Page 20. 1965. Bibliothèque Schoelcher.

DOUCE NINON SI DOUCE. C'est drôle, mais de cette période d'abolition, mon papa Esternome n'avait bonne mémoire qu'à propos de ses dimanches avec les nègresclaves. Un jour, brusquement-flap alors que je ne lui posais même pas la question, il admit que parmi eux il cherchait un Mentô. Il guettait chez chacun d'eux une manière supposée de zieuter cet En-ville comme l'aurait fait un homme de Force ou bien la Force elle-même. Un dos autrement maintenu. Une lueur d'autorité dessous la paupière lasse. Il quêtait dans leurs chants quelque chose de très vieux, empreint de certitude. Il questionnait Bonbon, Kawa, Solinie, Misérab..., demandait qu'on lui désigne l'homme de paroles ou celui qui guérissait la frappe sourde des bêtes-longues. Il leur demandait si l'habitation allait bien, si on y pleurait le poison, si de précieux chevaux mouraient les yeux ouverts. mais eux ne savaient rien. L'habitation Pécoul ou celle dite Perinelle d'où ils venaient principalement, marchait le mieux du monde sans ces histoires que tu dis là. Mon Esternome crut alors que les Mentô ne descendaient jamais aux abords de l'En-ville (ce en quoi il se trompait et ne le sut en aucun temps).

Mais si les dimanches demeurèrent comme ça dans sa calebasse, ce n'est pièce pas pour cette seule raison. C'est pour bien d'autres choses dont la première se criait Ninon (c'était une femme) et la deuxième : Liberté (c'était je ne sais pas quoi). Dans son temps de vieillesse Liberté et Ninon se mêlèrent si tellement dans sa tête-mabolo , qu'il s'arrêtait souvent en mitan du chemin, en plein bourg, en pleine messe, en plein sommeil, en pleine blague autour d'un punch, pour hurler Oh tchoué mwen ba mwen libèté mwen, Tchoué mwen mé ba mwen Ninon mwen an, Oh tuez-moi mais laissez-moi la liberté, tuez-moi mais laissez-moi Ninon !... et il fut toujours pas très possible de distinguer de quelle-auquelle des deux il s'inquiétait vraiment. (Texaco, pp. 96-98)