Quelques éléments sur les français populaires dans la genèse des créoles

Quelques éléments sur les français populaires dans la genèse des créoles

Tant que l’on a cherché l’origine des créoles dans le français écrit ("le bon usage", c’est-à-dire "la façon de parler de la plus saine partie de la cour, conformément à la façon d'écrire de la plus saine partie des auteurs du temps", cf. Vaugelas, Remarques sur la Langue François, 1647), on a pensé que la syntaxe des créoles venait des "langues africaines". C’est ce que propose Susanne Comhaire-Sylvain (1936)(1) dans une phrase souvent reprise et devenue célèbre qui dit que les créoles sont des "langues africaines à vocabulaire français".

En revanche, lorsque l’on a admis

la perspective a totalement changé, et l’on a pris en compte les français populaires pour expliquer la genèse des créoles. Je précise tout de suite qu’il s’agit d’expliquer la genèse, et non pas bien sûr l’histoire des créoles : les créoles comme toutes les langues ont leur évolution spécifique. Les créoles dits "français" ne sont absolument pas du français, des variétés de français qui continueraient leurs évolutions séparées. Les créoles, après leur surgissement dans les situations des colonisations des XVIIe – XVIIIe siècles français, pour lequel le matériau d’origine française (français populaires et oraux) joue un rôle majeur, deviennent très vite des langues aux règles d’évolution spécifiques, qui parfois doivent certains aspects au français du fait des contacts continués (emprunts lexicaux, voire même parfois grammaticaux, en raison de la situation de diglossie), mais qu’il convient d’étudier en soi, comme toute évolution linguistique, pour déterminer les règles de changement qui les caractérisent.

Ici, nous voudrions, nous intéresser à quelques points qui caractérisent grandement les créoles des petites Antilles ou d’Haïti (ancien St-Domingue), afin de montrer leurs rapports d’origine avec des faits connus des français populaires au XVIIe siècle. Mais nous verrons bien que ces faits ont évolué très différemment en France métropolitaine (il faut d’ailleurs ajouter dans cette évolution hexagonale la pression progressive de la norme parisienne), et aux Antilles – signe que les créoles, sans doute en partie nés de matériaux français, poursuivent leur évolution propre.

Dans la mesure où personne ne conteste la part importante du vocabulaire français dans le fonds créole (de 85 à 90 % des mots, origine d’ailleurs souvent assez aisément identifiable, au moins pour le linguiste formé aux règles de l’étymologie), nous discuterons ici des points de grammaire des créoles, et donc nous relèverons quelques-uns des faits qui préexistaient dans le français – mais dans le français populaire, le français oral, le français non normatif, pas le français de la Cour ! – qui ont pu nourrir la structuration des systèmes créoles. Nous insistons déjà pour bien dire que le fait de trouver des matériaux français n’implique absolument pas que les créoles de la Caraïbe, que nous prendrons comme référence ici, sont des dialectes du français. Les systèmes créoles s’affirment précisément largement différents du système français, et sont même parfois en rupture avec lui, sans doute du fait de leurs genèses dans un contexte de contact de langues (multiples), mais aussi d’évolutions rapides, hors de toute pression normative (avec des facteurs d’urgence communicative et de nécessité de survivre dans des situations physiques et psychologiques de rupture et de déséquilibres) et encore de développements en situations d’oralité : les règles de la communication orale, avec ses facteurs propres de redondance, ayant sans doute joué un rôle important dans les phénomènes de grammaticalisation et/ou de réanalyse des matériaux français hérités. La part de l’Afrique – que nous ne voulons bien entendu pas nier – est plus délicate à déterminer, en l’absence de documents rapportant les langues parlées par les esclaves au XVIIe siècle, mais c’est un autre champ de recherches, et c’est volontairement que nous nous contenterons ici d’examiner les faits français pour souligner dans le cadre de ce colloque sur les "Transgressions / défis / provocations"(2) que le français qui va servir de base au développement des créoles est bien un français populaire, le français tel qu’on le parle, et non pas le français sur lequel vont intervenir les grammairiens pour façonner progressivement notre français normé (face auquel continuent à se manifester des tendances populaires, très malmenées à notre époque de scolarisation quasi-généralisée).

Problème de la finale consonantique

"La prononciation des consonnes finales est régie au XVIe siècle par une loi de phonétique syntaxique : les consonnes finales se prononcent devant un mot commençant par une voyelle (c’est notre "liaison") et à la pause (c’est-à-dire devant un arrêt du discours) ; elles ne se prononcent pas devant une consonne."(3). Il nous en est resté en français "six heures" [sizoer] et "ils sont six" [sis] mais "dix filles" [difij], et encore "che(f) d’œuvre", "cer(f)-volant", etc. C’est seulement par la suite que s’est développée la tendance à "conférer à chaque mot une prononciation constante et indépendante de sa place dans la phrase"(4) - ce qui est à peu près le cas en français contemporain – sauf les exceptions citées. Mais cette tendance a vu le jour… après le départ du français pour les îles, et nous conservons en créole de nombreuses formes où la consonne finale se fait entendre – trait sans doute renforcé par l’origine des colons, en grande partie originaire de l’Ouest français. On dit ainsi [twòp] (en final : i ka palé twòp » cf. aussi "i two bèl"(5)), ou encore en tout contexte ces formes qui sont restées [chat], [rat], - et bien sûr il ne s’agit pas ici de la forme féminine "chatte" ou "ratte"(6) !

Les consonnes en finale, de même que dans les groupes consonantiques, se maintiennent dans la graphie en raison de l’influence des grammairiens au XVIe et surtout au XVIIe siècles bien qu’elles ne soient plus prononcées parfois depuis longtemps : le fait de les écrire entraînera d’ailleurs dans les époques suivantes des re-prononciations des semi-lettrés, toujours dénoncées par les grammairiens.

Le problème du –r

Notons d’abord une remarque importante faite par G. Gougenheim dans sa grammaire de la langue française du XVIe siècle : si les grammairiens veulent que r final soit toujours prononcé (les poètes font souvent rimer les infinitifs en –er avec mer, amer, air, etc.), la langue populaire quant à elle supprime très souvent l’r (d’après Henri Estienne). Cet amuïssement a eu une grande extension au XVIe et au XVIIe siècle, insiste G. Gougenheim "portant non seulement sur les infinitifs et les mots en –(i)er, mais sur les suffixes –eur et –oir. De là, comme nous le verrons, la création de féminins en –euse pour les noms et adjectifs en –eur." (p. 30)

Ceci est d’une importance capitale pour les créoles de la Caraïbe, qui se sont formés à partir de cette langue populaire des XVIe-XVIIe siècles – et non pas bien sûr à partir de la langue de la Cour. C’est ainsi que tou les verbes s’achevant par –r (aussi bien les verbes du 1er groupe en –er que les verbes du 2e ou du 3e groupe en –ir, -oir(e), -aire, etc.) ont une finale vocalique dans le créoles : les locuteurs n’ont pas réinventé un "r" qui n’existait pas dans le français des premiers colons(7), et on a ainsi plus tard que la prononciation du –r a été restituée en français de France pour les verbes autres que ceux du premier groupe qui sont généralement restés – sauf liaison particulière – des verbes à finale vocalique.

En outre, des grammairiens comme le Picard Bovelles accuse les locuteurs de changer –rl en –ll et ainsi de dire "palé" pour "parler". Mais cela va beaucoup plus loin et le "r" devant occlusive est très généralement amuï. F. Brunot dans son Histoire de la langue française, II, p. 273 précise que ce phénomène explique un grand nombre de rimes : telles que "aborde" qui rime avec "Hérode", "toujours" qui rime avec "doux". En créole on a systématiquement : "pòté" (porter), "pòt" (porte). A la fin du XVIe siècle nombreux sont les grammairiens (par exemple comme Henri Estienne, 1582) qui dénoncent les réductions de groupes consonantiques et invitent à réagir pour retrouver l’ancienne prononciation (la prononciation conforme à l’étymologie, enregistrée dans les graphies), mais les campagnes ne seront pas si aisément corrigées, et les colons partent avec un usage du français certainement en infraction par rapport à celui que les grammairiens essayent de faire dominer à la Cour.

Pour les créoles, nous aurons encore systématiquement des finales sans –r pour des mots comme "chaleur", "peur", "fleur", "sœur" (devenus systématiquement "chalè, pè, flè, sè", du fait de l’absence de série arrondie en créole pour les voyelles palatales(8)).

Si l’on se réfère aux ouvrages traitant de la prononciation au XVIe siècle, par exemple dans Gougenheim, on évoque une hésitation entre "u" et "eu" ; par exemple il souligne que l’on peut faire rimer "heure" et "future", "sœur" et "sur", etc. Mais nulle part on ne voit mentionner en français central une hésitation entre "eu" et "è" : c’est donc là très certainement un trait "créole".

Le -r est ainsi toujours absent en créole en position finale. Cf. "mè, lanmè, tè, fè, frè"… (mère, mer, terre, fer, frère…), "lakou" (cour), "toujou" (toujours), "pou" (pour), etc.

On peut dire que toutes les finales maintenant prononcées avec –r du français sont demeurées vocaliques en créole, et sur ce point, les graphies parfois francisantes dans les textes anciens, ont très tôt enregistré la prononciation réelle : si dans "Jeannot et Thérèse" (1783, Le Cap à Saint-Domingue), l’auteur Clément note encore "fort", "tort", "sorcié", "l’amour" et "jordi", on trouve par exemple dans "La passion selon St Jean" (vers 1780, Petites Antilles) : "jour", "peres", mais "vini", "pati" et "poté" ; dans "La parabole de l’enfant prodigue" (1820-1830) on note encore quelques hésitations, bien que l’on trouve "colè", "frè", et même un "reveni" écrit avec un "r" final barré dans le manuscrit, comme si l’auteur avait clairement eu un repentir, ou encore "pitite li toûné bien pôtant" - avec des accents circonflexes notant le "r" amuï, et toujours "fè", "pèdi", etc. Dans les Idylles et Chansons (édition de 1821) on trouve "faire", "fair" et "fè" à quelques lignes d’intervalle :

"Astore là to faire la dévote !
Ma foi, Boud-ié va ben souchié
Si to vini sa matelote !
Mai d’abord que to fé la sote…"

Dans Marbot (1846) on ne trouve plus que "fè", "bouè", "chaché", "vouè", etc.

Quant à "noir", ou "soir", on ne s’étonnera pas qu’ils ne comportent pas le "r" en final et qu’étant arrivés avant le passage à la prononciation '–wa' (tardif dans la France des régions : XVIIIe siècle et au-delà(9)) : on a donc "nwè", "swè", "osouè-la" (ce soir) "bouè", etc.

Notons cependant que le r explosif en contexte palatal existe en créole des Petites Antilles (contrairement aux prononciations caricaturales que l’on veut donner des créoles) : on dit bien "lari", "diri", "rété", "rèv", etc. Le "r" en contexte labial et vélaire est fortement labialisé et vélarisé : d’où les graphies "w" dans "wou" (< roue), "wòch" (< roche), etc.

Mais il s’agit là d’évolutions créoles, sur lesquelles nous n’insisterons pas ici car elles ne doivent apparemment rien à l’histoire propre du français. Il conviendrait cependant de vérifier si de semblables tendances existent dans des parlers régionaux, notamment de l’Ouest.

La nasalisation

"Au XVIe siècle, la situation est la suivante : toutes les voyelles situées devant un tel type de consonne [n ou m] étaient nasalisées même si la consonne était articulée avec la syllabe suivante." (Jean-Louis Tritter, Histoire de la langue française, 1999, p. 54)

On comprend dès lors que les mots qui sont arrivés aux Antilles, comportant cette nasalisation (cf. chez Molière la "grand-mère" confondue avec la "grammaire"(10)) (manman, et non pas "maman", "inmé", et non pas [eme]) l’ont conservée, suivant en cela une évolution propre, différente de celle qui plus tardivement s’est effectuée à Paris, puis dans la plupart des régions de France (mais on dit encore [ãne] (année), [grãmer] (grammaire) dans le midi….).

La nasalisation régressive était un fait français, la nasalisation progressive – si importante en martiniquais – est un phénomène d’évolution propre : cf. "enmen" (aimer), "tounen" (tourner), ce qui va entraîner au cours des siècles la nasalisation du déterminant défini en contexte nasal : ex. liv-la, fanm-la (attestés ainsi encore au XIXe siècle dans les textes en créole) deviennent au XXe siècle "liv-la", mais "fanm-lan", et l’on a également "pon-an" puisque la finale vocalique entraîne aussi une chute du "l" entre deux voyelles : cf. zozyo-a. Toutefois, comme toujours le phénomène peut être entré dans la prononciation avant d’apparaître effectivement dans l’écrit(11).

Le système des pronoms

Quelques points à noter quant au système des pronoms, attesté dès l’origine en créole sous des formes proches de celles qu’il a maintenant, à travers des graphies significatives :

Un tableau comparatif récapitulatif

PersonneFrançais actuelCréole actuel (Petites Antilles)Attestations textes anciens(12)
1ère pers singJe (moi, je)MoinMoé, moué (parfois « moins »)
2e pers singTu (toi, tu)Vou / ou / w (au début du siècle encore « to »)Vous, vou, mais aussi to (souvent les deux alternent selon répartition : formel / familier
3e pers singIl (lui, il) ; elle (elle, elle)Li / i / yLi (pour référence à un individu de sexe masc ou fém, ou pour n'importe quel objet). Pas d’opposition de genre ni de sexe.
1e pers plurielNous / on (nous, on)NouNous, nou
2e pers plurielVousZòt / zòVous ou zot /zottes (selon textes, selon lieux, selon dates)
3e pers plurielIls (eux, ils) ; elles (elles, elles)YoYeux, yo

Les périphrases verbales

Il conviendrait de discuter toute la question passionnante des périphrases verbales, si fréquentes déjà au XVIe siècle que G. Gougenheim a pu leur consacrer sa thèse : Etude sur les périphrases verbales de la langue française. Nous nous contenterons d’un exemple à la postérité significative : le tour "être après" + infinitif. G. Gougenheim indique que les premiers exemples de ce tour pour exprimer l’aspect duratif remontent à la seconde moitié du XVIe siècle (il en donne de nombreux exemples). Au XVIIe siècle, les exemples de cette périphrase se retrouvent dans des écrits « en prose de caractère familier » (Gougenheim, 1971, p. 56). Les grammairiens de fait le rejettent souvent comme relevant du langage bas :

"Après : Ce mot devant un infinitif pour dénoter une action présente et continue, est français, mais bas, il n’en faut jamais user dans le beau style." (Vaugelas : Remarques sur la langue française, 1647, p. 332).

De fait on trouve des constructions avec diverses prépositions : + à + inf / + pour + inf., etc.

Il semble que cette périphrase soit d’une grande vitalité au XVIIe siècle. Gougenheim cite et commente Andry de Bois-Regard, dont les exemples nous intéressent plus particulièrement pour les créoles :

"Mais tous les grammairiens ne partageaient pas une opinion aussi rigoureuse, et Andry de Bois-Regard (Réflexions sur l’usage présent de la langue française, 1689, pp. 52-53) nous confirme la vitalité de la périphrase : « APRES. ETRE APRES QUELQUE CHOSE : Cette manière de parler est d’usage, j’estois aprés trouver une Méthode sûre et facile pour retenir cela (Traduction d’Horace par le Père Tart.) » en même temps qu’il nous fournit un exemple d’une troisième variété du tour : être après, suivi d’un infinitif sans préposition, fabriquée d’après être après suivi d’un substantif." (Gougenheim, 1971, p. 58).

C’est d’ailleurs ce tour (sans préposition) qui est le plus condamné. Cf. Domergue, Grammaire française simplifiée, Lyon, 1788, p. 163 (toujours cité par Gougenheim) :

"Après. Cet invariable ne doit jamais être suivi de la racine du verbe [entendez l’infinitif]. Je suis après lire est une faute. On doit dire je suis après à lire, ou mieux je lis."

C’est bien l’attestation de ce tour, sans préposition, qui nous intéresse pour les français d’outre-mer (le tour est attesté à peu près dans tous les français d’Amérique du Nord) et pour les créoles. Les grammairiens(13) n’ont rien pu faire hors de l’hexagone ! La valeur d’"action présente et continue" s’est parfaitement maintenue dans les créoles qui ont conservé des variantes phoniques de "après" :

Gougenheim nous apprend les aires de diffusion de ce tour "être après + infinitif" : le midi de la France, la région franco-provençale… et la vallée moyenne et inférieure de la Loire (et les régions avoisinantes) qui sont celles qui nous intéressent le plus car ce sont principalement de ces régions que sont partis les colons. Chez George Sand, marquée sans doute par le parler du Berry, on trouve dans François le Champi : "Vous êtes toujours après laver et peigner, Jeannie". Et G. Gougenheim de citer des exemples multiples notamment en franco-canadien !

A côté de "être en train de", longuement analysé par Gougenheim et "être à" (qui a toujours ce sens duratif et présent et qui est également dénoncé par les puristes) nous aurions aimé trouver des attestations de "être qu’à + infinitif" (ou même de "être qui à…" (?) - qui pourraient être la source de la forme attestée dans les Petites Antilles "moin ka manjé" (forme écrite "qu’à" dans tous les textes jusqu’à la fin du XIXe siècle au moins)(14).

Les déterminants

Encore un tout petit mot sur le déterminant défini, presque partout –la en créole (avec toutefois des variantes de réalisation spécifiques), qui provient une fois encore de formes orales du déterminant français. En français, il faut distinguer deux cas aux XVIe-XVIIe siècles :

Dans cette ligne, le nom en créole se passe plus fréquemment qu’en français de tout déterminant : c’est la règle pour tous les emplois génériques, rendus en français par un singulier (générique) ou un pluriel : "fanm mémé kankan…" = la femme aime les cancans / les femmes aiment les cancans…" "Timoun dèt ka jwé épi dòt timoun" = les enfants doivent jouer avec d’autres enfants (jouer entre eux)(15).

On a maintenant en Haïti, dans les Petites Antilles, à l’Ile Maurice –la comme déterminant défini. L’article français primitif a parfois même été partiellement ou totalement agglutiné au nom (mais il n’a alors aucune valeur grammaticale ou significative en créole) : on a ainsi lari (rue), monpè (abbé, prêtre), divin (vin), zozyo (oiseau : sg : zozyo-la ; pl. sé zozyo-la), zafè (affaire), zanmi (ami). Ces mots (non déterminés), pour être insérés dans le discours doivent recevoir un déterminant : ce déterminant s’il est défini sera –la, avec quelques variantes par exemples à la Martinique :
liv-la / zozyo-(l)a / fanm-lan / pon-(l)an.

Ce phénomène, très précoce dans l’histoire des créoles, est sans doute à rapprocher du traitement donné aux déterminants possessifs – marques personnelles postposées (provenant de "à moi" ou "de moi"?(17)) qui relèvent du même paradigme : cf. liv-moin, liv-(v)ou, liv-li, liv-nou, liv-zot, liv-yo, attestées très tôt comme une innovation créole(18).

Conclusion

Nous ne prétendons pas tout expliquer de la genèse des créoles : même, pourrait-on dire, nous n’expliquons rien ; nous montrons comment un certain matériau français, issu de la langue populaire et régionale (pas de la langue de la Cour) a servi de fonds pour les créoles français de la Caraïbe, mais nous ne disons rien ici de ce qui a fait "prendre la sauce" : certains ingrédients y sont, mais il en manque d’autres, et surtout nous n’avons pas évoqué ici les processus de créolisation proprement dits qui font que l’on aura très vite des langues autonomes, et profondément différentes du français.

Pour s’en convaincre, on regardera un texte de la fin du XVIIIe siècle :

tous zapotres la ïo dire a jesi comme ça... maite, outi vous vlé nous couit pitit mouton la pour vous manger jour paque ?... li dire ïo comme ça : zottes allé dans bourg, tendéz ; zottes va contré ïon moune qui qu'a poté {porté} ïoune calbasse dio dans tête li, zottes va souive li jouque tant li entré dans case, tendéz ; zottes va mandé li... outi maitre case ? zottes va palé comme ça, tendéz ; dire li... maite nous di vous comme ça : outi chambre la pour li mangé pitit mouton paque avec zapotes li ? dret li tendé ça, zottes avec maite case la vini, montré zottes chambre qui tout prête. lors la zottes va dire li comme ça... vous n'a qu'a boucanné pitit mouton la tout prêt. ïo palé... parole la faite, agué, ïo prend chimin dret comme jesi té palé ïo. comme ïo rivés comme ça, ïo trouvé bequié la ; ïo palé li ; ïo commencé boucanné pitit mouton la ; alors soleil la té commencé vlé trempé dans dio. jesi vini rivé avec zapotes li... (Extrait de "La Passion selon St Jean", créole des Petites Antilles, vers 1780 ?)

ou un extrait d’un texte anonyme des années 1820 :

25. Comme grand frè li quitté sôti dans savanne, veni proche caye là li tendé bruite toute monde là io qui après dansé.
26. Li hélé gnioun domestique la io poû’ mandé li ça ça té ié ?
27. Mondelà repondeli : frè ou, reveni [r barré] la caye et Papa ou di nous tuié veau gras là, pa’sce ‘li content, pitite li toûné bien pôtant.
28. Comm’ li ‘tendé ça a force li té en colè, li pas té vlé entré caye là et papa li sorti poû fai’ li entré.
29 Quand frè là di papa li, gagné si longtems m’après sevi ou et pas jamais bâ moi nioun cabrite pôu moi diverti moi même avec z’ami moi io et a vlà laùt pitit-ou, miserab’là qui té mangé toute bien ou avec drivailleuse là io veni, ou fait tuier pou lui veau gras-la.
30. Papa là dit li : Mon fils ‘ou se toujours outi moi, et tout çà mo gagné li poû’ nous
31. Mais nous té sobligé fai’ ça com’ ça poû’ frè-’ou, pâ’ce li té’ mouri, et li reveni, li té pèdi et nous trouvé li encô.
(Parabole de l’enfant prodigue, créole haïtien)

Ces matériaux et d’autres (cf. ci-dessous) vont se transformer, se structurer, s’organiser, par grammaticalisation, (ré)analyse, et vont donner d’autres systèmes linguistiques que celui qui caractérise le français (même populaire et régional) de cette époque. Même si l’on peut voir qu’une langue – et c’est évident pour toutes les langues – ne naît pas de rien – la créolisation a ceci de spécifique que dans le contact de langues, dans l’urgence, et selon les facteurs d’une communication orale, à la fois rudimentaire, mais aussi régularisante puis discriminante, dans le cadre d’une communication en situation (in praesentia), les évolutions d’une part vont forger leurs voies spécifiques, mais d'autre part vont être marquées par des ruptures (sans doute liées aux apports continuels de populations linguistiquement diverses) qui auront des conséquences propres sur les systèmes qui se mettent en place en deux ou trois générations.

Nous évoquerons ainsi un instant la question, tout aussi passionnante, de la part africaine dans la genèse de ces créoles (sources ou emprunts dans les nombreuses langues parlées par les esclaves), en signalant toutefois les très grandes difficultés rencontrées par le linguiste pour établir ces origines africaines, du fait en particulier de leur précocité (la rupture du contact avec l’Afrique et les langues africaines à un certain moment de la colonisation s'oppose au contact continué avec le français), de l’absence de témoignage écrit concernant les langues africaines au XVIIe siècle qui oblige à de pures hypothèses, mais en ouvrant quelques pistes pour une recherche future.

Il est évident que si les créoles français ont reçu du français des XVIe et XVIIe siècle un matériau sans doute plus considérable que ce qu’ils ont accueilli et retenu des langues des esclaves, les créoles (qui ne sont pas des langues africaines) ne sont pas (non plus) du français. A l’aide de ce matériau (dont on peut imaginer la transmission favorable dans le contexte de la domination du Blanc), ce sont de nouvelles langues qui se sont développées. Si l’on avait le temps, on pourrait aisément mettre à jour plusieurs des nombreux phénomènes de restructuration, grammaticalisation, réanalyse qui ont eu lieu dans le cadre d’un apprentissage non guidé et non écrit de la langue de maîtres venus de France – qui eux-mêmes ne parlaient pas le français normatif des XVIe-XVIIe siècles. Sur ce point les explications ou revendications des grammairiens nous apprennent beaucoup de choses à travers leur dénonciation de "fautes" : s’ils prennent la peine de dénoncer ces fautes c’est bien qu’elles étaient largement en usage ! Par ailleurs les textes anciens en créole, dont le corpus s’accroît régulièrement, lèvent bien des obscurités – et même s’il convient de s’entourer de nombreuses précautions pour travailler sur ces textes écrits – donc fondamentalement différents des contextes d’oralité qui par ailleurs ont joué un rôle décisif dans la genèse des créoles – ils constituent une source très appréciables pour une meilleure connaissance des évolutions linguistiques et de la mise en place des systèmes créoles.

Références bibliographiques

Brunot, Ferdinand, 1906 : Histoire de la langue française, tome II, Le Seizième siècle, Paris, Armand Colin

Caput, Jean-Pol, 1972 : La langue française. Histoire d’une institution, t. I : 842-1715, t. II : 1715-1974, Larousse, 319 + 287 p.

Gougenheim, Georges, 1984 [1951] : Grammaire de la langue française du seizième siècle, Picard, Collection "Connaissance des Langues", 277 p.

Gougenheim, Georges, 1971 : Etude sur les périphrases verbales de la langue française, Librairie A.G. Nizet, Paris, 383 p.

Hazaël-Massieux, Marie-Christine, 1999 : Les créoles : l’indispensable survie, Editions Entente, 316 p.

Hazaël-Massieux, Marie-Christine, 2000 : "Des références textuelles pour l’étude de l’évolution grammaticale des créoles dans la zone américano-caraïbe et de leur utilité pour l’étude historique. La question du déterminant.", in Etudes Créoles, vol XXIII, n° 2, 2000, pp. 40-65

Hazaël-Massieux, Marie-Christine, 2004 : "Le délicat problème de la définition des langues créoles" (à paraître in La linguistique, 2005)

Hazaël-Massieux, Marie-Christine, 2004 : "Théories de la genèse ou histoire des créoles : L’exemple du développement des créoles de la Caraïbe du XVIIIe siècle à nos jours." (http://creoles.free.fr/articles/histoiredescreoles.pdf (à paraître in La Linguistique)

Ludwig, Ralph, Montbrand, Danièle, Poullet, Hector, Telchid, Sylviane, 1990 [citeé comme Poullet et al.] : Dictionnaire créole français, avec un abrégé de grammaire créole et un lexique français-créole, Servedit-Editions Jasor

Marchello-Nizia, Christiane, 1999 : Le français en diachronie : douze siècles d’évolution, Ophrys, 170 p.

Picoche, Jacqueline, et Marchello-Nizia, 1989, Histoire de la langue française, Nathan – Université, 399 p.

Poullet et al. cf. Ludwig et al.

Tritter, Jean-Louis, 1999 : Histoire de la langue française, Ellipses – Universités Lettres, 352 p.

Walter, Henriette, 1988 : Le français dans tous les sens, Robert Laffont, 384 p.


(1) Comhaire-Sylvain, Suzanne, 1974 : Le créole haïtien : morphologie et syntaxe, Suisse, Genève, Slatkine Reprints, 195 p. Pour lire l’hommage rendu par son mari et découvrir son portrait : http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/comhaire-sylvain_hommage.html.

(2) Une version de ce texte a été présentée au colloque franco-allemand "Transgressions/défis/provocations ; Verstösse/Anstösse/Anstössiges Transferts culturels franco-allemands ; Deutsch-französischer Kulturtransfer" qui a eu lieu à Aix-en-Provence les 28-29 octobre 2004.

(3) G. Gougenheim, 1984, p. 30.

(4) G. Gougenheim, 1984, p. 31.

(5) Sans être conscients de la règle et de ses conséquences sur l’analyse syntaxique, Poullet et al. dans leur Dictionnaire…, 1990 citent à two/twòp : "Ou two kouyon : tu es trop bête" et "manjé twòp pa bon : il n’est pas bon de trop manger" - dans ce deuxième cas la rupture syntaxique est évidente et soulignée par l’intonation : "manjé twòp // pa bon". Mais dans "twòp palé : tu parles trop", on comprendra cette structure comme prédicative, avec un accent de hauteur obligatoire sur "twòp".

(6) On entend encore "juillet", "valet" (avec le –t prononcé) à Nantes ou dans la région.

(7) L’atteste ainsi (nous l’avons déjà souligné) une petite chanson populaire du XVIe siècle comme "Compère Guilleri / Te lairras-tu mouri ?" où "mouri" rime avec Guilleri (personnage connu : selon la tradition, Guilleri, le héros de la chanson, serait le fameux brigand Philippe Guillery, originaire du Bas-Poitou, qui revint dans son pays en 1601 (indication de date et de lieu intéressante), après avoir servi le roi Henri IV, et devint chef de bande dans la forêt des Essarts où se dresse encore son château. On a pu cependant établir que la chanson existait dès 1574).

(8)Il semble qu’il s’agisse là d’une évolution spécifique aux créoles. C. Marchello-Nizia dans son Français en diachronie : douze siècles d’évolution, Ophrys, 1999, précise bien que la série antérieure arrondie du français s’est enrichie de [œ] et [O] dès le XIIIe siècle (elle est donc parfaitement constituée aux XVIe-XVIIe siècles).

(9) A Paris et dans la région parisienne, [wa] pour [wé] ou [wè] est d’abord le fait de classes populaires et à ce titre il est combattu par les grammairiens qui cependant constatent qu’au XVIIIe siècle, beaucoup de personnes, même à la Cour, disent "trouas", "des nouas", "vouar", etc. Mais cette ouverture de la voyelle ne s’est pas produite partout dans les provinces avec la même rapidité, et il y a des régions où l’on prononçait encore "moé" ou "vouér" au XIXe siècle – et même au XXe siècle !

(10) Philaminte elle-même prononce "granmaire" (Ac II, sc. Vi), ce qui entraîne la réplique bien connue de Martine :

PHILAMINTE
Veux-tu toute ta vie offenser la grammaire ?
MARTINE
Qui parle d’offenser grand’mère ni grand-père ?

(11) Cependant, les scrupules très réellement phonétiques des auteurs dès la fin du XVIIIe siècle et surtout au XIXe siècle (on trouve par exemple "ionn" chez l’abbé Goux qui note ainsi la forme pronominale, ou bien "savanne" en 1831 dans "la parabole de l’enfant prodigue") qui enregistrent fréquemment la nasalisation régressive, nous font douter du développement d’une nasalisation progressive avant une date récente – alors même qu’elle reste un phénomène assez spécifiquement martiniquais et ne touche pas tous les créoles de la Caraïbe.

(12) Nous indiquons dans cette colonne les principaux usages graphiques dans les textes anciens, mais il existe quelques autres formes, toutefois peu significatives quant à la prononciation (par exemple : lui, ly…).

(13) Il faut noter que tout au long du XIXe siècle, et même encore au XXe siècle, on voit les grammairiens dénoncer ce tour : ce qui indique qu’il reste très présent dans la langue ordinaire. Littré lui-même précise, en citant la périphrase, qu’il faut dire "il est à s’habiller" et non pas "après s’habille" ou "après à s’habiller" !

(14) Ne trouve-t-on pas en français parlé des formes comme "t’as qu’à faire ça", "t’as qu’à pas sortir", etc. ?

(15) Cette absence de déterminant est même devenu un "trait" caractéristique dans le français des auteurs des Antilles qui veulent "faire créole" : cf. chez Chamoiseau : "s’alourdirent comme sacs de sel", "s’aiguiser la langue sur disputes et paroles inutiles", "éviteux du piment sur bobo", "se construire brouette", etc. (cf. MC. Hazaël-Massieux, "A propos de Chroniques des Sept Misères : Une littérature en français régional pour les Antilles", in Etudes Créoles, vol. XI, n° 1, 1988, pp. 118-131.

(16) Cette forme renforcée (et donc à forte valeur déictique) existe encore largement à l’oral : "qu’est-ce qu’elle t’a dit la dame-là ?" (entendu en 2003 à Aix-en-Provence).

(17) Les formes possessives renforcées en "de moi", "de toi" sont largement attestées au XVIe siècle, comme "substituts" (l’expression est de G. Gougenheim) des déterminatifs possessifs, formes à faible capacité communicative ; effectivement le déterminatif possessif féminin de forme réduite (m’, t’, s’) se rencontre encore au XVIe siècle (cf. m’arme = mon âme, t’amour = ton amour, etc.) ; on ne sait rien de son usage régional, mais on peut aisément concevoir la nécessité d’un renforcement de l’information à l’oral : le livre de moi, les filles de lui ("filles de lui" est par exemple attesté chez Marot, Déploration de Messire Florimond Roberet, "les parens de lui" chez Bonaventure des Periers, nouvelle 6, "la grandeur de moy" chez Ronsard, Responce aux injures, v. 1037) : références données par G. Gougenheim, 1984, p. 81.

(18) Dans ce cadre nous nous contentons de rappeler en note les deux usages attestés : liv-moin et liv-a-moin : le premier est maintenant celui qui l’a emporté en martiniquais, tandis que le deuxième est en usage en guadeloupéen.