Le rôle des langues africaines dans le développement des créoles

Le rôle des langues africaines dans le développement des créoles a été très diversement apprécié au cours de l'histoire (brève) de la créolistique. Des divergences importantes se manifestent surtout entre ceux qui ne veulent voir dans les langues africaines au mieux que des pourvoyeuses de quelques éléments lexicaux (personne d'ailleurs ne conteste vraiment la présence de termes venus de diverses langues d'Afrique pour désigner des realia), et ceux qui essayent de démontrer comment les créoles ont emprunté des structures grammaticales ou des mots grammaticaux à l'Afrique. Sont par exemple caractéristiques de la première attitude les travaux de Robert Chaudenson, tandis que manifestent la deuxième tendance les travaux engagés par l'équipe de Claire Lefebvre à l'Université de Montréal.

L'originalité du travail proposé par M.C. Hazaël-Massieux en 2008 (Textes anciens en créole français de la Caraïbe : histoire et analyse, Paris, Publibook, 488 p.) est précisément de sortir du débat lexique-grammaire, et de se dégager de la discussion (un peu réductrice) des propos de Suzanne Sylvain-Comhaire, dans les années 1930 (cf. Susanne Sylvain-Comhaire, 1936 : Le créole haïtien : morphologie et syntaxe). Une phrase comme "Nous sommes en présence d'un français coulé dans le moule de la syntaxe africaine ou, comme on classe généralement les langues d'après leur parenté syntaxique, d'une langue éwé à vocabulaire français." (édition Slatkine Reprints, p. 178) a fait couler beaucoup d'encre et a été souvent fort mal comprise en étant retirée de son contexte(1). M.C. Hazaël-Massieux montre surtout que c'est la notion d'emprunt qui doit être revue. Une langue peut, certes, naturellement emprunter des "mots" aux diverses langues avec lesquelles elle est en contact (mots lexicaux, parfois mots grammaticaux), mais dans une situation de contacts de langues multiples, comme celle qui a prévalu lors du développements des langues dites "créoles", ces mots sont dépouillés de leurs valeurs dans la langue source, en raison des interprétations qui en sont données par des locuteurs d'autres langues : ils perdent à la fois leur appartenance à une catégorie grammaticale, mais aussi leurs significations plus précises, notamment leur "polysémie", et même leurs fonctions grammaticales de départ...). En ce qui concerne les créoles du moins (mais c'est probablement le cas d'autres langues qui sont peut-être aussi passées par ce que l'on peut désormais appeler des "processus de créolisation"), ils n'empruntent jamais des structures grammaticales en tant que telles. Pour le dire autrement, si même certaines "formes" grammaticales ressemblent à des éléments grammaticaux de la langue source (morphèmes, mots...), elles sont de fait réorganisées complètement dans la langue d'arrivée, pour constituer progressivement, avec d'autres unités (qui peuvent être d'origines très hétérogènes, issues d'autres langues sources...) des paradigmes originaux, véritablement nouveaux, dont les membres ont d'autres fonctions et d'autres valeurs : c'est précisément la mise en place de ces paradigmes nouveaux qui permet de dire que l'on a dès lors une nouvelle langue - et non plus un créole : un créole, précisément, est un parler considérablement évolutif (qui évolue bien plus et beaucoup plus drastiquement qu'une "langue" constituée) car ce parler, provisoire, est profondément marqué par la variation, laquelle est ainsi porteuse de diverses possibilités évolutives.

En termes "distributionalistes", on pourrait proposer de dire que, quittant une certaine distribution, (celle qu'ils avaient dans la langue-source), les éléments "empruntés" (qui proviennent éventuellement de diverses langues), pendant tout un temps (la créolisation), semblent utilisés sans règles distributionnelles fixes, avant de trouver leurs nouvelles places, leurs nouvelles fonctions, leurs nouvelles significations, en entrant dans une nouvelle distribution ; lorsqu'ils finissent par se structurer, par contraste et opposition avec d'autres éléments, c'est alors qu'ils forment avec eux une nouvelle langue.

On appellera créole les productions langagières produites au cours de ce temps d'émergence (qu'on peut appeler "temps de la créolisation" : ce terme, commode pour les créolistes, peut toutefois paraître impropre lorsqu'on l'applique à des langues qui ne sont pas, au sens strict, parlées par des Créoles - c'est-à-dire des populations nées en un lieu de parents qui n'en sont pas originaires ; il est utilisé de fait, ici ou là, avec des sens très divers et mérite d'être soigneusement défini avant usage !). Ce temps d'émergence d'une nouvelle langue, temps linguistique caractérisé par une extrême variation, est un temps où n'existent pas vraiment encore de paradigmes réguliers, mais où alternent, chez le même locuteur, et sans raison apparente (les règles linguistiques d'apparitions des unités identifiées sont difficiles, voire impossibles, à établir), des formes extrêmement variées. Les choix parmi les variantes, apparemment "libres", n'ont pas encore été faits, dans ces situations qui sont des situations de contacts de langues diverses, et les locuteurs, en fonction sans doute de leurs langues d'origine, ont des interprétations parfois différentes des mêmes faits linguistiques - ce qui n'empêche pas la communication de fonctionner. Ces interprétations différentes vont progressivement, tout au long de la "créolisation", s'ajuster, jusqu'à devenir communes. Quand les représentations deviennent à peu près équivalentes de part et d'autre, quand les paradigmes se sont alors mis en place (paradigmes de tout niveau : morphèmes, mots, groupes de mots...), on constate que certaines formes ont disparu matériellement, au profit d'autres ; et même si le linguiste s'efforce de retrouver des données étymologiques pour dire l'origine de telle ou telle forme, il apparaît le plus souvent qu'"il a tout faux" ! L'origine matérielle peut être parfois juste, mais l'unité analysée ayant d'autres sens, d'autres valeurs du fait de ses nouveaux contextes d'emploi (syntagmes) et de sélection (paradigmes), les rapprochements prétendument étymologiques effectués sont dénués de pouvoir explicatif, et se révèlent même très "fantaisistes". Rappelons que le plus souvent, les origines proposées sont multiples et qu'il serait abusif d'en privilégier une plutôt que l'autre(2). On donnera ainsi l'exemple de la double origine suggérée pour "ka" (particule TMA indiquant l'aspect duratif dans les Petites Antilles) :

en y adjoignant peut-être une troisième origine possible, si l'on se réfère aussi à l'haïtien "ka" ou "kap" (?< capab' français).
De fait la réorganisation grammaticale est telle dans une nouvelle langue que les significations des formes empruntées, devenues des unités nouvelles par leur insertion dans de nouveaux paradigmes, n'entretiennent pas nécessairement de rapports immédiats avec les signification des anciennes unités dans les langues d'origine : ainsi chaque morphème du paradigme des TMA voit définir sa signification par opposition au domaine alloué à chacun des autres morphèmes présents dans le même paradigme ; c'est pourquoi, d'une langue à l'autre, des formes apparemment semblables n'ont pas la même valeur parce qu'elles ne fonctionnent pas dans les mêmes environnements.

C'est pour tout cela qu'il ne convient plus de parler d'emprunt en toute circonstance - même si occasionnellement cette notion demeure significative pour des mots lexicaux, qui sont parfois effectivement simplement empruntés, et dont on peut reconstituer l'étymologie, en constatant d'ailleurs que le sens d'origine, en l'occurrence, s'est peu modifié : ainsi "kongolyo" en Guadeloupe désigne un mille-pattes comme "ngongolio" en kikongo, de même un "gembo" est dans les deux langues une chauve-souris roussette. Mais le système grammatical des langues issues des créoles est entièrement nouveau, et il provient de la mise en contact et de l'ajustement progressif d'interprétations différentes de faits linguistiques matériels provisoires et marqués par la variation. Quand l'ajustement est suffisant pour qu'apparaissent des paradigmes réguliers, on peut alors déduire la valeur de chaque constituant (ka # # ...) par opposition aux autres, selon une analyse oppositive (axe paradigmatique) et contrastive (axe syntagmatique). C'est alors, et seulement alors, qu'on a des langues, qui se révèlent différentes selon les lieux (l'éloignement géographique favorise les séparations). Après avoir eu du créole dans la Caraïbe, permettant une communication au moins correcte entre les diverses îles colonisées, on a progressivement par exemple de l'haïtien puis de l'antillais, deux langues entre lesquelles la commmunication est devenue difficile, voire impossible sans apprentissage. Les langues qui se sont développées au sortir d'une période de "créolisation" s'écartent de plus en plus les unes des autres en poursuivant leur évolution systémique normale, c'est-à-dire conformément aux évolutions régulières que la linguistique a pu établir depuis cent-cinquante ans en termes de règles évolutives, du moins tant qu'il n'y a pas de perturbations de l'évolution systémique en raison de contacts de langues nouveaux ou continués. Maintenant, le guadeloupéen et le martiniquais (deux "dialectes" principaux de l'antillais), sont à leur tour en train de se séparer, cependant probablement moins vite et moins complètement que l'haïtien ne s'est séparé de l'antillais (après la Révolution et la proclamation d'indépendance d'Haïti en 1804). On peut d'ailleurs penser que les langues dans les DOM (guadeloupéen, martiniquais, guyanais, réunionnais), en raison du contact perpétuel avec le français, ont des évolutions systémiques perturbées, freinées... Ceci est vérifié sur certains traits lorsqu'on les compare à d'autres langues de la même zones qui, nées dans des conditions semblables (cf.l'haïtien ou le mauricien par exemple), ont pu connaître des évolutions plus autonomes, moins contraintes par la ou les langues du colonisateur. On peut penser qu'en contexte de diglossie ou de pluriglossie, certaines structurations complètes nouvelles peuvent être bloquées en raison de l'influence de la langue "prestigieuse" qui sert de modèle et de référence.

Pour aller plus loin, on se reportera à Marie-Christine Hazaël-Massieux, 2008 : Textes anciens en créole français de la Caraïbe : histoire et analyse, Publibook, 488 p. Ou plus brièvement à la synthèse proposée (à paraître dans Travaux du CLAIX, Aix-en-Provence) : "Quand les contacts de langues donnent les créoles... A propos de la créolisation comme "modèle" ou type de développement des langues".


(1) Si la formulation date beaucoup, si le vocabulaire linguistique de S. Sylvain mériterait bien des "révisions" et des explications, l'auteur fait preuve, sur certains points, d'une intuition tout à fait remarquable pour l'époque. Susanne Sylvain-Comhaire note : "A mon avis, le créole haïtien est probablement né dans l'île de la Tortue au cours du XVIIe siècle, du jour où un esclave nègre s'et avisé, pour se faire comprendre du flibustier français, son maître, d'essayer de lui parler dans sa langue. Il y a eu un effort d'ajustement des deux côtés, ce qui explique la formation de notre vocabulaire et l'extraordinaire fortune de certains mots se ressemblant phonétiquement dans la langue du maître et dans celle de l'esclave. (Cf. va + infinitif, une des formes du futur périphrastique français - va + infinitif, futur éwé)." p. 8.
Après analyse des textes anciens, en recourant à une terminologie linguistique plus appropriée et avec des précisions supplémentaires, c'est bien un point de vue comparable que nous défendons. Notamment la notion d'"ajustement des deux côtés" nous semble très pertinente.

(2) Devant le nombre d'éléments en créole pour lesquels il y a au moins deux origines possibles, on peut penser que les ressemblances en structure superficielle favorisent le maintien à terme d'un signifiant dans la langue-cible.