(publié in Contacts de langues et identités culturelles, Danièle Latin et Claude Poirier, éds., 2000, Québec, Les Presses de l'Université Laval / Agence universitaire de la francophonie, pp. 333-352)
On sait les difficultés considérables que l'on rencontre pour distinguer nettement créole et français sur le plan lexical aux Antilles : nombreux sont les linguistes qui ont pu souligner que tout le français est potentiellement créole, mais aussi, devrait-on dire, de ce fait tout le créole est potentiellement français dans une région donnée et seul l'environnement grammatical permet le plus souvent de rapporter un item à une langue. Lors de l'utilisation en phrases, les critères de reconnaissances principaux sont grammaticaux. Ex. :
La bête la mangea
Ou pé ké manjé moin
La bête la tua
Ou pé ké kuyé moin(1).
Grâce au passé simple, et au pronom complément antéposé au verbe, dans les phrases 1 et 3, grâce à la morphologie des pronoms et à leur position, comme aux particules préverbales dans les phrases 2 et 4, on identifie sans hésitation français et créole. Mais on sait que "labèt" ou "la bête" peut être français ou créole que "manjé" ou "manger" est français ou créole. On devine tout de suite que le lexique ne peut guère être attribué à l'une ou l'autre des langues, surtout quand on sait combien le français régional est accueillant au créole.
Hors de ces critères fonctionnels, y a-t-il moyen de distinguer aux Antilles des mots comme "français", ou comme "créoles" ? Si l'existence de dictionnaires du français central permet à l'occasion de considérer comme "créole" tout ce qui, attesté dans un corpus aux Antilles, n'est pas, par exemple, dans le Petit Robert - avec tout le "risque" que comprend une telle procédure qui risque de faire accepter des formes qui ne sont de fait ni créoles ni françaises (cf. ratés de la communications, mais aussi emprunts à des langues étrangères, "inventions" du locuteur, etc.) - la technique est encore plus hasardeuse lorsque l'on sait qu'il existe aux Antilles un "français régional" dont les caractéristiques lexicales ne sont pas clairement définies par rapport au créole.
Certes, il existe en principe des dictionnaires de ces deux parlers, mais les conditions de collectes, les représentations des locuteurs (que sont les rédacteurs), l'origine de ces parlers comme leurs usages simultanés dans la communication aux Antilles, laissent imaginer une grande quantité de problèmes.
De fait, l'analyse de dictionnaires du créole ou du français régional, dont les visées sont pourtant toujours plus ou moins différentielles, montrent clairement que les problèmes de délimitation ne sont pas résolus, et les options des rédacteurs apparaissent toujours comme plus ou moins contestables, et souvent d'ailleurs même inconscientes.
Il existe aux Antilles des dictionnaires "créole - français", des dictionnaires "français - créole", mais aussi un dictionnaire "du français régional" ; il est frappant de voir que nombre d'éléments lexicaux se retrouvent aussi bien en français régional qu'en créole.
Le dictionnaire de Sylviane Telchid (1997), est explicitement différentiel par rapport au français central (elle n'y retient en principe pas les mots qui figurent dans un dictionnaire français avec même forme et même sens(2)), mais elle intègre largement, en revanche, les mots "créoles", tout en utilisant alors une orthographe francisante. Ce dictionnaire peut être rapproché de façon très significative du dictionnaire de Ludwig, Montbrand, Poullet, Telchid (1990) :
Tableau 1
Dictionnaire Ludwig et alii. : créole | Dictionnaire Telchid : français régional |
---|---|
a | à |
ababa = hébété, stupide (voir tèbè) | ababa/abaka = niais, arriéré mental (syn. tèbè) |
abazoudi | |
abi = abus | |
abitan = bizarrement traduit par "favorable au paysan" | (mot curieusement absent y compris à z'habitant, du dictionnaire en question |
abityé = avoir l'habitude, s'accoutumer | voir habitué |
abiyé = habiller | |
abizan = qui abuse de | abusant |
abizé = abuser, exagérer | |
abo = avoir beau | |
abò = à bord | |
abois (être aux) = être excité, énervé | |
abònman, puis abonné... | abonnement (prendre un) = fréquenter de façon assidue |
On aurait alors quelques mots, présents uniquement dans le dictionnaire créole et non pas dans le dictionnaire de français régional (peut-être parce que "trop français" !) : aboli, abominasyon, about, abouté, about-souf...
Si l'on tient compte des difficultés liées aux orthographes différentes, on constate que le dictionnaire de Telchid est constitué presque exclusivement de mots qui figurent aussi dans le dictionnaire de Ludwig et alii. (éventuellement à une autre place dans l'ordre alphabétique). La nomenclature du dictionnaire créole - français est toutefois un peu plus importante que la nomenclature du dictionnaire de français régional(3) :
Tableau 2
Dictionnaire Ludwig et alii. : créole | Dictionnaire Telchid : français régional |
---|---|
abréjé | abréger = protéger ; abréger (s') = s'abriter |
voir zabriko = | abricot |
[...] | [...] |
akolé = près de, contigu | accolé avec : contigu, à proximité, tout près |
akra | accra |
akrétédsan = tâche rouge violacée et gonflée... | acreté de sang = tâche rouge violacée et gonflée... |
aktè = personnage de film, original, personne peu ordinaire | acteur = original, personne peu ordinaire... |
zafè = affaires, trucs, problèmes... | affaires (être en affaire avec) = être fâché avec... |
Et pour changer de "lettre" dans l'alphabet :
Tableau 3
Dictionnaire Ludwig et alii. : créole | Dictionnaire Telchid : français régional |
---|---|
  | m = euphémisme (pour maco ???) |
ma = mare | |
ma = mégot, restes | |
mab = bille | mabe = bille en verre plein |
mabi = (arbre ou boisson) | |
mabo = servante qui a tenu l'enfant sur les fonds baptismaux | mabo ou mabonne = servante (particulièrement qui a tenu l'enfant sur les fonds baptismaux) |
mabotou = jeu d'enfants | |
mabouya = gros lézard... | mabouillat = sorte de lézard blanchâtre... |
On pourrait continuer les relevés ; de fait les deux dictionnaires se suivent largement : les quelques différences que l'on peut trouver sont surtout des "oublis" dans l'un ou l'autre des inventaires (pourquoi "mabi" ne figure-t-il pas en français régional ?), mais qui ne correspondent pas à des données expérimentales(4).
Il ne saurait bien sûr en être autrement : on a souvent souligné que le lexique créole est potentiellement lexique du français régional : un bref regard au Petit Dictionnaire créole réunionnais de D. Baggioni (créole réunionnais) et à l'Inventaire des particularités lexicales du français réunionnais de M. Beniamino (français régional) ne fait que confirmer cela (v. Baggioni 1987 et Beniamino 1996). Sans doute toutefois faut-il chercher une explication à ce phénomène, et pas seulement en terme d'emprunts.
N'oublions pas qu'il existe deux hypothèses pour expliquer le français régional - hypothèses qui du moins ont été clairement formulées en matière de français réunionnais. Si l'on prend en compte le point de vue de M. Carayol (1985), le français régional est du français créolisé, du français qui intègre du vocabulaire créole par interférences entre les deux langues, insuffisamment séparées dans l'apprentissage. Pour R. Chaudenson (1992, p. 142), qui adopte une perspective historique, le français réunionnais n'est pas du français créolisé, mais est, comme le créole, le résultat de l'évolution d'un parler du XVIIIe siècle : il serait ainsi issu des variétés linguistiques parlées par les premiers colons, qu'il appelle le "français bourbonnais". Mais alors que le créole, notamment pratiqué par les esclaves dans l'habitation, a évolué très vite, échappant à l'attraction du français pour devenir un créole, c'est-à-dire une langue autonome avec ses propres règles systémiques, le français bourbonnais a poursuivi son évolution plus lentement et, tout en restant un français, a abouti à ce que l'on peut appeler maintenant du "français régional". Si au plan des représentations, comme l'a montré A. Bretegnier (1997), les locuteurs ne reconnaissent pas un "français régional" à la Réunion, mais parlent plutôt de "créolismes" pour caractériser leur façon de parler français, dénonçant ces formes comme fautives, on ne peut écarter le débat autour de l'origine du français en question, qui n'est donc peut-être pas - du moins exclusivement, comme on pourrait le penser un peu vite - le produit contemporain d'interférences avec le créole.
On se souviendra de ces thèses en évoquant la question du français régional des Antilles Pour les Petites Antilles, G. Hazaël-Massieux évoquait lui-même souvent la question d'une genèse parallèle du français régional et du créole en Guadeloupe et soulignait, en constatant les grandes similitudes entre le lexique du " français régional " et le lexique du créole, leur origine " commune ", le français régional étant d'origine ancienne, aussi ancienne que le créole : si ces parlers se ressemblent c'est parce qu'ils ont même origine, et non pas seulement parce que le français régional emprunte au créole. Mais, il faut souligner également - et cela doit apparaître très clairement dans un travail mené en synchronie - , qu'à côté de ces genèses parallèles, sans doute probables, dans la situation de diglossie des Antilles, le créole emprunte constamment au français régional et le français régional au créole - ce qui ne fait que renforcer les nombreuses similitudes entre vocabulaires : si l'on veut tenter de définir le français régional on pourrait être tenté de dire qu'à première vue, le français régional des Antilles " comporte " du lexique créole (ou du lexique identique au lexique créole) placé dans des phrases françaises par leur morphologie et leur syntaxe (et donc prononcé conformément au système phonétique du français (régional), orthographié " à la française ". Mais on ne rend pas compte de toute la réalité complexe du français régional qui, apparemment, a ses propres procédés de formation. Si quelques mots créoles ne passent pas dans le français régional (surtout pour des raisons d'attestations, car rien n'empêche en théorie ce passage), tous les mots du français régional, sont susceptibles de se retrouver en créole : c'est ce français qu'empruntent les locuteurs créoles dans bon nombre de leurs énonciations en interlangue , beaucoup plus que du français central, et les dictionnaires créoles, très souvent et très largement, les incluent dans leurs inventaires sans les signaler comme " français ". Il convient d'insister sur les transformations phonétiques lors du passage d'une langue à l'autre : celles-ci peuvent être importantes et compliquer la recherche dans les dictionnaires classés par ordre alphabétique. C'est pourquoi on ne trouvera pas en créole " échauffer ", mais 'chofé ", " écume ", mais " kim " . En revanche, le maintien du sens créole en français régional est caractéristique et souligne les parentés entre ces lexiques et leurs différences avec le français central : un " os " (" zo " en créole) peut désigner aussi bien un " os " au sens habituel qu'une arête de poisson, un " commerce " désigne un désordre, voire une affaire louche, une " blesse " est une blessure, un bleu, un hématome (" blès " en créole), un " char " est un car ou un camion, comme " cha " en créole, etc. et les constructions en français régional sont souvent des calques des constructions créoles : " Elle repose son corps " = elle se repose ; les usages de " avec " en français régional sont ceux de " épi " ou " èvè " en créole : " Je suis mêlée avec lui " - bien différentes du français standard ; tandis que, plus systématiquement en français régional qu'en créole, sont appliquées les règles de dérivations ou de flexions du français : on parlera ainsi d'un " garçon contrôleur " ou d'une " fille contrôleuse ", on désignera une fille un peu affectée comme " gammeuse ", etc. On ne peut que constater les limites des inventaires constitués que sont les dictionnaires existants actuellement pour les Antilles ; ils sont très partiels, du fait de leur mode de collecte (pas d'enquête systématique), et l'absence d'un mot dans l'un ou l'autre n'est pas significative. Peuvent être absents des mots parfaitement attestés auxquels l'auteur n'aura pas pensé ; en outre figurent dans le dictionnaire de Telchid, par exemple, des mots et des usages tout à fait conformes à ceux du français central, qu'elle n'a pas su éliminer : évalués comme " familiers " en français, et peut-être absents du dictionnaire de référence utilisé par l'auteur, ces mots ont été retenus comme spécifiques aux Petites Antilles. Tout ceci montre le caractère insuffisant des travaux déjà menés, les perspectives différentielles elles-mêmes n'étant pas clairement définies. Il ne semble guère possible de présenter le lexique du français régional comme nettement différent du lexique créole, même quand les graphies diffèrent : ils sont en grande partie identiques, parfois même au plan phonétique. Quant aux différences entre le français régional et le français central, plus faciles à établir car il existe de nombreux dictionnaires du français central, elles ne sont pas toujours claires pour les auteurs des dictionnaires actuels, sans doute parce que les références leur manquent, et qu'ils n'ont pas toujours pris le souci de vérifier l'emploi " central " de chaque item. Ces travaux pêchent encore et surtout par les méthodes de collectes, non systématiques. Ainsi : · par ignorance du français central, Telchid retient par exemple " décacheter une lettre " = ouvrir son courrier qui n'a rien de spécifiquement " antillais ", " collègue " = copain, camarade, usage parfaitement attesté dans le Sud de la France · par ignorance du français tout court, le dictionnaire de Mondésir à Sainte-Lucie, où la langue haute est l'anglais, accueille comme mot créole tout mot non anglais d'où " évanjélik ", " étwanjé " " malonnetman ", " manipilé ", " sabotaj ", etc. Ces dictionnaires, faits par des lettrés non formés aux techniques de la lexicographie sont de mauvais exemples, sans doute ; pourtant des lexicographes connaissent à l'occasion les mêmes problèmes et on sait les difficultés rencontrées dans la définition des " français régionaux " qui a fait couler beaucoup d'encre. Nous allons donc réfléchir aux méthodologies, aux techniques de collectes qui pourraient aider à mieux séparer ce qui est créole de ce qui est français dans ces zones de diglossie, alors que - rappelons-le - le créole est directement (et récemment : XVIIIe siècle) issu du français (populaire et dialectal, principalement de l'Ouest français) et comporte donc un très important fonds français.
(1)
: Cité dans M.C. Hazaël-Massieux, 1987, Chansons des Antilles, comptines, formulettes, Ed. du CNRS, p. 154.(2)
: Sylviane Telchid précise dans l'introduction : "Ce dictionnaire concerne le français régional de la Guadeloupe et de la Martinique, c'est-à-dire les mots, les expressions, les locutions utilisés par les personnes de tous âges et appartenannt à tous les niveaux sociaux, à tous les corps de métiers [...]" (p. 5). On lui laissera la responsabilité de la thèse des relations entre créole et français régional : "[...] la plus grande partie de ses mots [du français régional], de ses expressions et de ses locutions est empruntée au créole, et partant, aux langues qui ont donné le créole (amérindien, africain [sic], vieux français [sic], français régional, français dialectal, espagnol, anglais, indien). Et si le français régional des Antilles utilise aussi des mots et locutions du français standard, il en modifie la signification, il les enrichit et en fait des expressions tout à fait originales." (p. 5)(3)
: Nous ne citerons plus tous les mots dans l'ordre ici, mais nous nous déplacerons par "tranches" dans l'ordre alphabétique. retour(4)
: Les recherches de Kevin J. Rottet (University of Wisconsin-Whitewater) sur les parlers de la Louisiane, qui ont donné lieu à des travaux statistiques de grande ampleur et qui ont été menés avec une bien plus grande systématicité que nos propres décomptes (eux, très partiels) aboutissent à une conclusion semblable quant au rapport entre créole et cadien : la comparaison de corpus spontanés peut donner des concordances de près de 92 à 95 % entre les lexiques des deux langues (alors même que les comparaisons de dictionnaires ou de travaux lexicaux, les uns et les autres lacunaires, ne donnent que 73 à 78 % de lexique partagé - chiffres déjà pourtant très significatifs), ce qui lui permet à Rottet de conclure que "ces deux variétés disposent en grande partie d'un lexique commun".