Le loup et le chien

On trouvera ci-dessous une fable de La Fontaine, bien connue, "Le Loup et le Chien", donnée successivement dans la version originale, dans la version créole de Marbot, avec, dans la troisième colonne, la traduction donnée par Marbot de son texte, pour que l'on puisse mesurer la différence entre la version créole et la version de La Fontaine.

Après un examen sérieux des textes, on essayera d'indiquer quelles sont les différences principales entre La Fontaine et Marbot. On essayera d'expliquer ces différences par le contexte culturel (Marbot écrit en 1846 à la Martinique) et de les classer. Que nous révèle la version créole sur cette époque de la colonisation ?

La FontaineMarbot (créole)Marbot (traduction française)
Un loup n'avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Yon loup qui té tini
Ani
Lapeau
Evec zo,
Un loup qui n'avait que la peau et les os
Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde.
Contré yon cètain
Gros chien
Gras
com yon lâ.
Rencontra un certain gros chien,
gros à lard.
L'attaquer, le mettre en quartiers,
Sire loup l'eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Si ou vlé ;
Ou doué t-êtt fò passé li.
En lui-même il se dit : C'est un " bon mangé "
Si l'on veut, mais il faut être plus fort que lui.
Et le mâtin était de taille
A se défendre hardiment.
Lautt khé dit :
Compè là ni lè vaillant,
Li ni dent
Qui pé défanne cò li bien.
C'est yon chien,
Mais côté li ou trop cravatte ;
Yon coup-d-patte,
Li va voyé ou dans cabane ;
Fouè passé chimin ou, ou tanne.
Ce compère est vaillant et il a de bonnes dents
Qui pourraient bien le défendre.
Ce n'est qu'un chien,
Mais à côté de lui vous êtes trop "cravatte" ;
D'un coup de patte il vous enverrait dans votre cabane.
Frère, passez votre chemin, vous m'entendez !
Le loup donc l'aborde humblement,Ça fè, loup là dit chien : - Bonjou compè,
Coument ou ka lé, mon chè ?
Ce qui fait que le loup dit au chien :
"Bonjour compère, comment allez-vous, mon cher ?"
Entre en propos, et lui fait compliment- "Tout douce et ou ?" - "Compè ou ben vaillant ;- "Tout doucement, et vous ?"
- Compère, vous êtes bien vaillant ;
Sur son embonpoint, qu'il admire.Ou maniè ni bon zo pou metté en bas dent." on voit que vous avez de bons os à vous mettre sous la dent."
"Il ne tiendra qu'à vous, beau sire,- "Mais, mon chè, ani faute ou
Si ou pas ka fè guiole doux.
- "Mais, mon cher, c'est bien de votre faute
si vous ne vous faites la "gueule douce".
D'être aussi gras que moi, lui repartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères, et pauvres diables,
Dont la condition est de mourir de faim.
Car quoi ? rien d'assuré ; point de franche lippée ;
Tout à la pointe de l'épée.
Ça ou ka fè dans rhazié ? Et cela vous fait enrager ? [sic] [Qu'est-ce que vous faites dans les fourrés ?]
Suivez-moi, vous aurez un bien meilleur destin."Vini ladans caze béké.
Là ou va ni bon mangé jouq c'est haï !
Bois bon ani pou canaille."
Venez dans la case du blanc,
Il va vous donner à manger à satiété.
Les bois, c'est bon pour la canaille."
Le loup reprit : " Que me faudra-t-il faire ?Loup là dit li : - "Bon ! Compè
Dit moin ça i faut moin fè,
Pour yo ba moin bon mangé."
Le loup lui répond : "Compère, dis-moi ce qu'il faut faire
Pour que le blanc me donne à manger ?"
- Presque rien, dit le chien : donner la chasse aux gens
Portants bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire :
Moyennant quoi votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons,
Os de poulets, os de pigeons,
Sans parler de mainte caresse."
Presse engnien : flatté béké,
Passé saindoux, sèvi souyé,
Mòdé moune qui dans lamisè,
Jappé après volè
Les souè ;
Pou ça bon mangé y'a ba ou."
- "Presque rien, flatter le maître, se faire tout doux, se coucher à ses pieds, mordre les mendiants, japper après les voleurs le soir ; en retour, il vous donnera du bon manger."
Le loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
- Ca bon, mon chè, moin ka vini, en-nous."- "C'est bon ça, mon cher, je viens avec vous."
Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé.
"Qu'est-ce là ? lui dit-il - Rien - Quoi ? rien ? - Peu de chose
Vouéla yo tout les dé prend chimin la maison,
Com dé fouè, sans comparaison
Yon bon coup loup là vouè cou compè li plimein,
Li dit li : " Mais mon fouè chien,
Ca qui fè ou ça dans cou ? "
Et les voilà tous les deux qui prennent le chemin de la maison, comme deux frères, sans comparaison.
Tout à coup, le loup voit le cou de son compère déplumé ;
- Mais encor ? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché ? dit le loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu'importe ?
"- Ça ! engnien ; pace tout les jou
Pou moin pas allé marron,
Evec yon piti còdon
Yo ka marré moin, moufi."
Il lui dit : "Mais mon frère chien, qui est-ce qui t'a fait ça sur le cou ? "
- "Ce n'est rien, parce que tous les jours, pour m'empêcher de me sauver, on m'attache avec un petit cordon."
- Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor."
- "Ça ou dit ?
Marré !!! eh ! eh ! compè ! marré mauvais.
Mò faim libe, si i faut, vaut mié."
Que dites-vous ? attaché ! Eh bien, compère, attaché c'est mauvais, mieux vaut mourir de faim s'il le faut, mais libre ! "
Cela dit, maître loup s'enfuit, et court encor.Loup là té ni yon mauvais sentiment :Ce loup avait de mauvais sentiments.
Sèvi béké pli bon
Passé allé marron,
Pou vive dans bois évec sèpent.
Servir le maître vaut mieux que de s'en aller "marron" dans les bois avec les serpents ;
Ett obligé allé volé
Pou mangé,
Ça pas la vie pou yon chritien
Mennein.
être obligé d'aller voler pour manger ce n'est pas une vie pour un chrétien.


On fera attention à quelques mots utilisés dans leur acception antillaise, et que l'auteur conserve tel quel dans la traduction :