Quelques éléments sur genres et sexes aux Antilles
(pour nourrir la discussion).

Dans un article paru dans Espace Créole (n° 8, 1994, "Français-créole, créole-français", pp. 29-59) : "Genre grammatical, genre naturel : contrastes, oppositions et interférences en anglais, en créole et en français", Jean Bernabé aborde cette question et propose de considérer "i" comme pronom de première catégorie, "misyé/mamzèl" comme " pronoms de deuxième catégorie". En proposant ainsi de faire de ce qui, de fait, est un hyperonyme un pronom, l'auteur empêche de percevoir la valeur particulière de la reprise par "misyé/mamzèl", qui lorsqu'il s'agit de reprise pour des animaux ou des non-animés n'est possible que dans un style particulier, pour un "jeu" linguistique.

Ne nous y trompons pas : "i/li" remplace (cf. rôle du pronom qui est un substitut) un nominal. Quand la situation est ambiguë, on retourne au nom (nom propre ou forme comme "misye/madam" ou "mamzèl") - sans que pour autant cela fasse de "misye/mamzèl" des pronoms. Les quelques exemples donnés par Jean Bernabé (il reconnaît qu'il s'agit toujours de cas exceptionnels) confirment de fait notre analyse car dans les cas (qui restent rares) d'utilisation de "misyé/mamzèl" en référence à des inanimés, il y a toujours un effet humoristique ou ludique des textes en question.

A ma connaissance "misyé/mamzèl" ne peuvent normalement se référer qu'à des animés, mais par exemple dans des contes, ils peuvent être utilisés pour renvoyer à un animal (en fonction de son sexe), voire même à un objet quand il est envisagé comme "personnage" [note 1], alors traité comme un homme ou une femme en fonction du rôle social qui lui est dévolu (il serait bien sûr très intéressant d'étudier d'un point de vue anthropologique la tendance à assimiler plutôt tel animal ou tel objet à un individu de sexe mâle ou de sexe féminin, mais il s'agit d'un problème anthropologique, sociologique, sémantique et non pas grammatical). Ces usages (très marginaux et attestés seulement dans des contextes de représentation ludique ou humoristique particuliers) ne font pas pour autant de "misyé/madam" des marqueurs grammaticaux (et surtout pas des pronoms !).

Aux Antilles, pour les animés animaux, il est possible de préciser le sexe d'un individu en recourant à diverses formes lexicales comme "mal" ou "fimèl" : Ex. "on fimèl chyen", "on mal-krab", ou encore de façon un peu ambiguë avec des formes comme "maman / papa". Ainsi dans "maman-bèf", la forme "maman" indique aussi (et surtout ?) l'énormité de l'animal par rapport à un autre plus petit ; pourtant "maman" et "papa" sont toujours connotés de "sexe" ("on maman-bèf" ne peut être qu'une vache, mais une grosse !).

Pour les humains cela semble plus difficile de marquer le sexe par un élément lexical : cela ne se fait d'ailleurs que pour indiquer qu'il s'agit d'une femme ! "On profésè" peut-être un homme ou une femme : s'il faut désambiguïser on ne désambiguïsera qu'en précisant : "on profésè-fanm" (jamais on "*profésè-nonm" !) (comme on dit en français "un professeur-femme", en recourant à un marqueur lexical et non pas à un marqueur grammatical). Pour la forme "profésèz" (assez péjorative et critique : un professeur peu apprécié, qui se donne des allures..., etc. voir remarque ci-dessous).

Il semble donc qu'à l'heure actuelle, en créole des Petites Antilles, il n'y ait pratiquement pas de marqueurs grammaticalisés indiquant un genre en référence au sexe. Les quelques exceptions sont sans doute des suffixes nominaux ou adjectivaux (dans ce dernier cas, il s'agit de suffixes appliqués essentiellement dans le cas des adjectifs de nationalité : antiyé/antiyèz, ayisien/ayisièn, fransé/fransèz...), qui existent en fait en tout petit nombre. Des formes comme "chantè/chantèz", "kinbwazè/kinbwazèz"... sont assez peu fréquentes, ne figurent d'ailleurs généralement pas dans les dictionnaires. On notera en outre (c'est encore un problème de société aux Antilles !) l'effet toujours un peu "péjoratif" (au moins humoristique !) du recours au suffixe féminisé : Ex. "Ou byen doktèz, Mamzèl !" (= vous faites la savante, mademoiselle - mais vous ne l'êtes pas !), et on peut douter qu'une femme rêve de se voir traiter de "profésèz" ! - ce qui n'enlève bien entendu rien à l'intérêt de ces formes. Mais, en bonne théorie linguistique, on pourrait se poser la question de savoir si l'on a vraiment avec "doktèz" un "féminin" de "doktè" en l'occurrence, ou bien une deuxième forme lexicale avec un sens un peu différent !

Une question annexe intéressante posée par la relativement faible fréquence des formes génériques "misyé", "madam" [note 2], "mamzèl" (ainsi d'ailleurs que de tous les génériques en créole : on parle plutôt dans un conte d'un "pyé-gouyav" ou d'un "pyé-kénèt" plutôt que d'un "pyé-bwa"), est celle du rapport hyperonyme/hyponyme dans une langue de caractère très oral, c'est-à-dire utilisée principalement "en situation". Si on recourt préférentiellement dans les textes pour désigner des personnes/personnages aux prénoms ou noms propres, avec des reprises pronominales par "i/li" (singulier) ou "yo" ("yeux", "yaux", dans les textes anciens, pour le pluriel) quand elles sont possibles, c'est sans doute parce que l'usage d'hyperonymes dans le créole (avant le développement progressif d'une langue écrite, aménagée, etc.) - question qu'on devrait sans doute se poser pour toutes les langues en cours de développement - n'est sans doute pas si "naturel". Ce n'est probablement pas une attitude spontanée que de rattacher des formes lexicales à des catégories, hors de tout apprentissage ou de toute "construction" linguistique (c'est-à-dire d'une certaine "conscience formelle" classifiante).

Note 1 : Bernabé propose comme exemple : "Lapôt-la tonbé anlè pyé mwen, mamzèl fè mwen mal toubannman." (16a, p. 40) = "La porte m'est tombé sur le pied, elle (on devrait traduire "cette demoiselle") m'a fait très mal" : la porte est alors assimilée à une jeune fille capricieuse !)

Note 2 : Notons pour "misyé" et "madam" le sens de "conjoint" (dès que "madam" ou "misyé" sont suivis d'un possessif : "misyé-a-moin" = mon mari, "madam-a-(l)i" = sa femme en créole guadeloupéen.


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